Les chiens de Dagobert

Dans une lettre à son ami anglais, l’aristocrate et romancier Horace Walpole, la sublime madame du Deffand a écrit : « Nous avons un dicton ici qui dit : “Quand Dagobert voulait noyer ses chiens, il disait qu’ils étaient enragés.” » Depuis 1768, année de cette lettre, Dagobert a disparu et le dicton est devenu maxime : « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. »

En compilant la documentation pour écrire 100 expressions à sauver, j’avais été frappé par le nombre de locutions, proverbes, adages et maximes forgés de la vie des animaux. J’avais surtout été désagréablement surpris par la cruauté du sort que leur réserve la verve populaire. Des chiens écrasés (petites informations locales) à noyer le poisson (embrouiller volontairement une affaire), de crier haro sur le baudet à avoir d’autres chats à fouetter, de vendre la poule au renard (trahir) au coup du lapin… J’ai entendu une éthologue, talentueuse avocate de la cause des animaux, lancer dans le feu de la conversation : « Ne vendons pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué. » Quelle mouche l’avait piquée ?

Rien d’étonnant à ce que de tous les animaux le chat et le chien nous aient inspiré moult expressions et proverbes. Ils nous sont les plus proches et les plus familiers. Et comme ils nous observent plus et mieux que nous ne les regardons, il est possible qu’ils disposent eux-mêmes d’un florilège d’expressions et de proverbes nés de l’examen de leurs maîtres, maîtresses, et de leurs enfants.

En raison de leurs multiples activités, les chiens — de police, de chasse, d’aveugle, de garde, de compagnie, etc. — l’emportent peut-être sur les chats pour le nombre de locutions et de maximes.

Bien qu’on n’y joue plus guère, recevoir quelqu’un comme un chien dans un jeu de quilles se dit encore. Même s’ils sont admis dans les bowlings, les chiens ne peuvent y ficher la pagaille. On ne modernisera donc pas l’expression.

Ne pas attacher son chien avec des saucisses (être radin) n’est plus guère usité. C’est pourtant une expression amusante. A-t-elle été victime des croquettes ?

En revanche, il n’est pas rare d’entendre quelqu’un s’exclamer : « Celui-là, je lui garde un chien de ma chienne ! » (un jour, je me vengerai). Le ressentiment, la haine sont de bons conservateurs des expressions de toute nature. C’est pourquoi Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage (quand on a décidé de se séparer de quelqu’un, toutes les raisons sont bonnes) aura toujours de l’avenir. Molière emploie l’expression dans Les Femmes savantes : « Hélas ! l’on dit bien vrai : Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. » (Acte II, scène 5)

Molière écrit cela un siècle avant la lettre de madame du Deffand à Horace Walpole. Il s’était déjà dégagé de toute référence à Dagobert. C’est peut-être ici, la première fois, que la maxime prend sa forme définitive. Molière est un moderne. Mais, grâce à la marquise, nous savons quand l’expression est née et sous quelle version.

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