Le nez dans l’assiette

Une gravure représentait un gros homme à lavallière, la tête dans son assiette, la face figée dans les pâtes et la sauce qui avaient débordé sous le choc. Il était soudain mort de gloutonnerie. Voilà ce qui risque de vous arriver, nous disait l’éducation chrétienne — aujourd’hui relayée par l’éducation laïque et diététicienne —, si vous cédez au péché de gourmandise. Vous finirez de cette manière brutale et ignominieuse si vous ne savez pas juguler la boulimie qui augmente souvent avec l’âge et le niveau de vie.

Longtemps, il m’a semblé que cette mort n’est pas aussi exécrable que les moralistes le disent. Elle a le mérite d’être rapide, sans douleur, et de se manifester dans un moment de vitalité et de plaisir. La mort à l’assiette comme il y a le service à l’assiette. Le cœur a lâché l’estomac, ce voisin, ce gouffre. On ne remettra pas le couvert. Fin de toute faim.

Réflexion faite, c’est quand même une mort trompeuse, cachée sous l’appétit de vivre. On mange pour reprendre du tonus, pour recharger la machine, et celle-ci s’arrête traîtreusement, alors qu’on la croyait comme d’habitude occupée à se goberger et à se fortifier. C’est aussi une mort peu convenable, sale, au mépris des manières de table. Imagine-t-on la stupeur du commensal ou de l’invitée, son effroi, sa gêne, devant son vis-à-vis dont la tête, sans un cri, plonge soudain dans son assiette et n’en bouge plus ? Le corps avachi, le visage barbouillé, les cheveux souillés… Non, ce n’est pas une belle mort, même pour un bouffeur, même et surtout pour un gastronome, parce qu’elle est humiliante.

Michel Crépu emploie et souligne l’adjectif humiliant : « Cette sorte de caprice fabuleux qui a jeté mon père la tête dans son potage. Qui m’en fournira le pourquoi et le comment ? Bon Dieu, est-ce que mon père méritait de se retrouver d’un seul coup avec une tête de mandrill ? Est-ce que je ne trouve pas cela (…) spécialement humiliant ? » Un jour.

Le père de Michel Crépu n’est pas mort dans son assiette, mais un AVC foudroyant lui a abîmé le visage et la parole. Après cela, comment s’asseoir à table, trois fois par jour, comme si de rien n’était ? Comment ne pas avoir peur de remettre ça ?

Michel Crépu rapporte que son père a piqué du nez dans un potage. En était-ce vraiment un ou a-t-il employé le mot potage parce que cela ajoute à l’humiliation et à la détresse, l’expression « être dans le potage » signifiant être dans la confusion ?

Dans le cas d’une mort brutale à table, mieux vaut quand même que la chronique retienne le nom d’un plat de prestige. Certes, il n’y a pas de honte à rendre son âme au-dessus d’une soupe de légumes, d’un bœuf mode ou d’une crème brûlée. Mais, avec un peu de chance, on préférera terminer l’aventure sur une poularde demi-deuil, un lièvre à la royale ou la purée de Robuchon. Question de standing posthume.

Heureux Me Montilhe, avocat dijonnais, propriétaire d’un beau domaine de la Côte de Nuits ! Il acheva soudain sa vie le nez dans un verre de l’un de ses plus grands vins, un Pommard Rugiens 59.

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