Le déjeuner du dimanche

« Si les Français prennent plus de temps pour manger le dimanche, c’est notamment parce que ce repas est un moment d’échange privilégié au sein du groupe familial. Pour beaucoup, le déjeuner du dimanche est en effet synonyme de repas en famille », Thibaut de Saint Pol, Le Repas gastronomique des Français.

Un jour, trois jeunes gens descendus des hauteurs de France Télévisions me prièrent autour d’une grande table. Ils appartenaient au service marketing. Avec déférence, ils m’expliquèrent que, depuis dix-huit ans, la dictée, le samedi à treize heures, était une erreur. Il fallait la déplacer au dimanche, même heure. Ils avaient fait des calculs, tracé des courbes, confronté des chiffres, remué des paramètres, secoué des habitudes et des idées reçues. Le résultat était clair, évident : le samedi, les gens n’ont pas le temps de faire la dictée ; le dimanche, leur tête et leurs mains sont disponibles. Jongler avec les mots est plus une activité du septième jour que du sixième.

À quoi j’ajoutai perfidement que la mortification chrétienne par l’orthographe est, à l’évidence, un plaisir dominical. Les autres jours de la semaine, nous sommes moins portés sur l’aveu de nos fautes et sur la repentance.

« Mais, dis-je aux trois jeunes gens qui croyaient m’avoir déjà converti à leur idée, avez-vous songé au sacro-saint déjeuner du dimanche ?

— Quel déjeuner ?

— Dans les familles françaises, pas toutes mais elles sont nombreuses, on se réunit chez les grands-parents ou les parents pour le déjeuner dominical. Vieille tradition qui remonte à la poule au pot d’Henri IV. Bien souvent, surtout en province, dans les familles aisées, ce déjeuner a lieu au restaurant. N’avez-vous pas remarqué que, le dimanche à midi, les tables de 4, 5 ou 6 couverts sont plus nombreuses que les autres jours ? »

Dans l’ignorance d’un rituel familial et gastronomique auquel, semble-t-il, ils avaient échappé, les jeunes spécialistes du marketing n’en avaient pas tenu compte dans leurs projections chiffrées. C’était fâcheux.

« On peut imaginer, dit l’un, que dans la plupart des familles, soit on fera la dictée en mangeant, soit le déjeuner sera reporté après quatorze heures.

— Vous n’y pensez pas ! répondis-je, offusqué. Autant le déjeuner du samedi n’a guère d’importance, il peut être sauté, bâclé ou retardé, autant celui du dimanche est intouchable. Même l’apéritif est incompatible avec l’exercice d’une dictée, qui est longue et exige le silence. Le soufflé, les quenelles, le papeton ou les huîtres déjà ouvertes n’attendent pas. Le gigot a son heure, le poulet est impatient. Il y va de l’honneur de la cuisinière, plus encore du grand-père ou du père, si c’est un cuisinier du dimanche. Je connais les Français : ils sont gourmands de mots, ils sont plus encore gourmands de mets. »

Loin de moi l’idée de nier l’utilité du marketing. De technique il est devenu une science. Il s’enseigne et on l’apprend. Pas une idée nouvelle ou un produit nouveau qui ne naisse dans le cerveau de son inventeur sans, déjà, l’amorce d’un plan marketing. Les professionnels prennent ensuite le relais. Ne pas se tromper de cible, de positionnement, d’habillage, bref de stratégie. Tous les moyens modernes de communication, de promotion, voire de passion, sont alors mis en œuvre. Le marketing, c’est faire de l’additionnel une nécessité.

Mais le marketing, c’est aussi et d’abord du bon sens. Des conclusions simples et évidentes auxquelles il est possible qu’on aboutisse après de longs calculs. Ou qu’on ne retrouve pas, comme dans le cas de la dictée le dimanche, par méconnaissance, au départ, des usages du public.

Autre souvenir de marketing. Sur Antenne 2, le choix et l’enchaînement des émissions du vendredi soir ont toujours été considérés comme une programmation exemplaire. Réussite de la stratégie marketing de la chaîne, lors de sa refondation en janvier 1975. Idée pertinente, en effet, après une fiction et avant le film du ciné-club, de proposer une émission littéraire. Le lendemain, samedi, est un jour de flânerie et d’achats, en particulier dans les librairies.

À la vérité, c’est par hasard qu’Apostrophes a été programmée à l’écran le cinquième jour de la semaine. Aucun producteur ni animateur ne voulait s’y mettre. Car la concurrence des deux autres chaînes était ce soir-là impitoyable. Au théâtre ce soir cartonnait sur la première et un film grand public était à l’affiche de la troisième. Ma modeste expérience d’Ouvrez les guillemets, sur la Une, pendant dix-huit mois, ne m’autorisait pas à mêler ma voix à celles des puissants barons de la nouvelle chaîne. Ils avaient choisi des soirées moins exposées. Va donc pour moi le vendredi. En direct.

Il n’existe aucune photo de la première d’Apostrophes. Pas un seul photographe d’agence ne s’était dérangé, pas même un photographe de la chaîne. Dans l’enthousiasme de débuts novateurs, audacieux, mais assez brouillons, la direction technique d’Antenne 2 oublia d’enregistrer l’émission, ainsi que les suivantes. À la surprise des spécialistes, l’audience était excellente. « Les lectures de François Mitterrand », sujet de la cinquième, réunit un public considérable. Et voilà que la chance s’en mêlait : devant les protestations des professionnels du cinéma, le film de la troisième chaîne fut supprimé. La soirée du vendredi devenait plus ouverte.

La chance, c’est le marketing des dieux.

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