Un professeur épatant

Antoine Silber : « J’ai embrassé mon frère, et puis Corinne. Salué Bernard Pivot, son ancien élève quand il était professeur au Centre de formation des journalistes, ainsi que quelques autres de ses vieux amis. Et je suis monté avec Marianne dans le fourgon mortuaire », Ton père pour la vie.

Dans le cercueil il y a le corps de Michel Chrestien, de son vrai nom Jacques Silberfeld, père d’Antoine Silber. Il a été en effet mon professeur de français au Centre de formation des journalistes et je lui dois beaucoup. Je lui dois notamment ma méfiance pour le premier mot qui vient vite sous la plume, un autre étant peut-être plus exact ou moins convenu. Je lui sais gré de m’avoir appris à commencer un article par une phrase qui intrigue ou bouscule le lecteur et à le finir par « une chute qui vous élèvera dans son estime ». Je lui suis reconnaissant de m’avoir mis dans la tête qu’une brève, un billet, une chronique exigent proportionnellement plus de soins qu’un long reportage ou une enquête parce que « plus la distance est courte, plus le choix des mots est essentiel ». Je ne le remercierai jamais assez de m’avoir encouragé et aidé de ses conseils à ne pas juger incompatibles rigueur et fantaisie, sérieux et humour. À « admiration » j’ai écrit quelques lignes sur lui dans Les Mots de ma vie.

Non, ce n’est pas par provocation que Jacques Silberfeld, fils d’un diamantaire juif d’Anvers — il avait préféré venir à Paris vivre chichement de sa plume —, décida de s’appeler Michel Chrestien. C’est le nom d’un personnage secondaire de Balzac qui meurt sur une barricade de 1830. L’épisode est relaté dans Les Secrets de la princesse de Cadignan. Il aimait Balzac et il justifiait le choix de ce pseudonyme bizarre pour un juif, alors qu’il était fier de l’être, parce qu’il lui paraissait improbable qu’un autre Michel Chrestien mourût tragiquement. De fait, il réussit à s’évader du fameux « train fantôme », le dernier en partance pour les camps de concentration. Il termina la guerre dans l’armée américaine.

Journaliste, critique littéraire, écrivain, traducteur (Pnine, de Nabokov, c’est lui), il adorait raconter et inventer des histoires drôles. Il en a même recueilli et publié dans un livre, Esprit, es-tu là ? Avec les histoires juives, il était à son affaire. Il ne m’en a jamais raconté. De Chrestien à chrétien, il n’osait pas ?

Jeune journaliste, je suis allé plusieurs fois, le dimanche, déjeuner à Neauphle-le-Château, où il habitait avec sa femme et ses enfants. J’arrivais vers midi. Il n’était pas rare qu’il fût encore au lit, en train de corriger des épreuves ou de lire à haute voix un ouvrage qui l’enchantait. Pour Michel Chrestien, la main de l’homme n’avait d’autre finalité que la saisie d’un livre ou d’un stylo. Il trouvait donc normal que je vinsse avec un livre et que je lui en lusse un passage qui m’avait plu (ces deux imparfaits du subjonctif l’auraient amusé). « Ah, pas mal ! pas mal ! » disait-il, pendant le cours de ma lecture, en se lissant le menton d’une main, l’autre tenant le volume sur lequel il allait rebondir.

Il coupait le gigot avec un soin très particulier, commentant ses gestes à la fois de scieur de long et de chirurgien, ou racontant une blague ou un mot d’auteur que lui avait rapporté son ami Jean Dutourd. Celui-ci lui avait dédié son meilleur roman, Au bon beurre. Évoquant Balzac ou Vialatte, Saint-Simon ou Alphonse Karr, Chrestien ne s’arrêtait de parler que pour se répandre dans un rire tonitruant dont l’explosion n’était pas toujours justifiée par le comique relatif de son dernier propos ou par ce que j’avais réussi à glisser dans le cours de son monologue d’hypermnésique de la culture.

À vingt-trois ans, profitant de six mois de liberté, j’écrivis un roman, L’Amour en vogue. À Lyon et dans sa région, la fête foraine s’appelle « la vogue ». Le narrateur et principal personnage était gratteur de têtes dans le train-fantôme. Cette ébouriffante profession et le jeu de mots du titre plurent beaucoup à Michel Chrestien à qui j’avais apporté le manuscrit. Sa lecture achevée, il me dit, en se lissant le menton : « Ah, pas mal ! pas mal ! » La sympathique insuffisance de mon péché de jeunesse me donne à croire aujourd’hui que les « pas mal ! » de mon maître relevaient plus de l’indulgence que de l’admiration. Il transmit néanmoins le manuscrit aux éditions Calmann-Lévy, qui l’éditèrent.

Je dus auparavant apporter quelques modifications. D’abord, couper des longueurs. Ensuite, introduire un chien dans le roman.

« Il devrait y avoir au moins un chien dans chaque roman. Cela humanise l’histoire », disait Chrestien, sérieux comme lorsqu’il enseignait au CFJ.

J’ajoutai un chien.

« Votre histoire d’amour, me dit-il encore, est plutôt gaie, même si elle se termine mal. Vous ne devriez pas clore le roman sur une note triste ou mélancolique. Ressaisissez-vous ! Montrez de la bonne humeur ! Cela correspond à votre tempérament et le lecteur refermera votre livre sur une note optimiste dont il vous saura gré. »

J’ai donc ajouté une page dans laquelle un héritage inattendu consolait très vite le narrateur de son chagrin d’amour. Il prenait conscience de l’atout qu’il avait dans les mains : sa jeunesse. Enfin, il lançait, dernière phrase du roman : « Lyon est une ville épatante : on y mange à l’heure des repas. »

« J’aime l’adjectif “épatant”, commenta Michel Chrestien. Mon ami Dutourd l’emploie beaucoup, peut-être trop. Je me suis permis de le lui faire remarquer. Est-il adapté au fait qu’à Lyon on mange encore à l’heure des repas ? Je crains que cela ne dure pas, la tendance étant au recul systématique du déjeuner et du dîner. Il est exceptionnel que Lyon résiste encore. Cela mérite donc un adjectif plus fort qu’“épatant”. Je vous suggère “merveilleuse” ou “miraculeuse”. »

Je choisis « Lyon est une ville merveilleuse : on y mange à l’heure des repas ».

Plus d’un demi-siècle après, je suis convaincu que l’adjectif « épatant » convenait mieux. Peut-être aurais-je dû cette fois-là désobéir à mon épatant professeur et merveilleux ami.

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