Chats de rencontre

Charles Dantzig : « Sur l’île Saint-Louis que traversait Anne à pied dans la nuit, un petit chat noir semblable à une virgule qui marchait d’un pas hésitant lève les yeux à la façon d’une vieille dame, l’air pas même surpris », Histoire de l’amour et de la haine.

Les chats de rencontre sont toujours énigmatiques. Dans la rue, ils roulent des mécaniques. Ou bien, n’ayant pas d’autorisation de sortie, ils rasent les murs, s’accordant encore un peu de liberté avant de rentrer et de faire le gros dos sous les gronderies. Sur le pas de leur porte, ils nous regardent passer. On s’arrête. On leur parle. On les félicite pour leur beauté. Ils s’en fichent. Combien d’hommages en une seule journée ? Rares sont ceux qui ne se dérobent pas à la main qui veut les caresser. Accepterions-nous d’être tripotés par des inconnus ? Les chats qui agréent les câlineries des passants, en particulier des enfants, sont pour la plupart natifs du Verseau, ascendant Balance. C’est Alexandre Vialatte, l’astrologue auvergnat, qui m’a soufflé l’explication.

Les chats qui font les poubelles n’ont pas de domicile fixe. De race européenne, viennent-ils de Roumanie, de Bulgarie, d’Albanie ? De vieilles dames déposent à leur intention des croquettes ou des restes de leur frichti dont les proportions excèdent volontairement leur appétit modeste. Libres, les chats de quartier ont autant d’habitudes et de manies que les chats d’intérieur, mais ce ne sont pas les mêmes, préférant, par exemple, vivre la nuit plutôt que le jour. Dans la pénombre, ils ressemblent, en effet, à des virgules. Ou à des croches. S’ils sont en couples, des doubles croches. D’où montent des musiques âpres et répétitives aux époques amoureuses. Pensant bien faire, les vieilles dames doublent alors les rations de croquettes et de rata. Mais les chats qui baisent ne mangent plus. Profitent de l’aubaine des coupés abandonnés, des estropiés, des retraités, des dégoûtés du sexe ou de la maternité.

À la campagne, les chats de rencontre sont moins énigmatiques que ceux des villes, parce qu’ils ont une adresse, des maîtres identifiés, un territoire, une réputation de chasseur, de coureur, de bon ou mauvais coucheur. Tout le monde se connaît dans un village, y compris chats et chiens. Ils sont souvent plus au courant de la vie locale que bien des habitants. On devrait leur accorder le droit de vote aux élections municipales.

Un couple se promenait au bord de la rivière quand ils entendirent des miaulements provenant d’un arbre dont l’abondance de branches et de feuilles cachait l’auteur des plaintes. Lui dut grimper pour découvrir un tout petit chat noir qui n’avait probablement dû son salut qu’à son habileté, découverte à cette occasion, à monter à l’arbre. Ils l’emportèrent et le confièrent à une Parisienne en vacances.

C’était une chatte. Elle s’habitua très bien aux quelque cent trente mètres carrés d’un appartement confortable, moquetté, bien chauffé, où elle pouvait savamment distinguer le douillet du moelleux. Mais, de retour au pays deux ou trois fois par an, elle se muait aussitôt en une chasseresse féroce et infatigable. Puis, comme si de rien n’était, elle renouait avec sa douce vie à Paris. Elle était née Lion, premier décan, ascendant Vierge, toujours selon Alexandre Vialatte.

Que les chats se portent à notre rencontre est plus gratifiant que l’inverse. Ainsi passons-nous pour être de leurs favoris. Nous dînions dans les jardins d’un restaurant de Provence, à la table la plus éloignée de la maison. Un beau chat noir sauta sur la balustrade de la terrasse et observa longuement la soixantaine de clients en chemisette et robe d’été. J’eus un pressentiment. « Il va venir nous voir », dis-je à ma compagne. En effet, sautant de son perchoir, il avança lentement entre les tables, indifférent aux « minou ! minou ! » et aux offres gourmandes. Plus il approchait, plus mon cœur battait fort. À quoi devions-nous cette faveur dont j’étais de plus en plus certain ?

Parvenu enfin jusqu’à nous, il se glissa sous la table et, de sa tête, de son poitrail et de sa queue, il se frotta contre nos jambes nues. N’attendant de nous aucune marque de reconnaissance, sinon quelques caresses hâtives et des exclamations de joie, il repartit de son pas nonchalant, sous les regards admiratifs ou jaloux des autres dîneurs.

L’euphorie passée, vint l’heure du doute. C’était une chance, un privilège du destin d’avoir été publiquement les élus de la tendresse d’un chat. Mais c’était un chat noir, noir de la tête au bout de la queue, et les chats noirs ont la réputation de porter malheur. Cette visite inattendue était-elle pour notre couple un gage de félicité ou le présage de son infortune ? Fallait-il ne retenir que la nature du messager ou la couleur de son poil ? Nous en avons longtemps débattu. Assez longtemps pour en conclure que les Égyptiens avaient raison de faire confiance à tous les chats, quelle que soit leur couleur.

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