Non sans un humour un peu masochiste, elle se flattait d’être la femme la plus maigre du monde. Elle l’était. La peau sur les os, desséchée, parcheminée, Karen Blixen ressemblait à Nosferatu, le vampire de Murnau. C’est une comparaison que, par galanterie, par respect pour la romancière danoise, je n’écrivis pas dans le récit de notre rencontre. D’autant que si son physique choquait au premier regard, son charme opérait sans tarder. La qualité de sa conversation — en français —, la vivacité de ses reparties, le timbre de sa voix eurent tôt fait de m’entortiller. Dans mon article je choisirai de la comparer au Voltaire des dernières années, le visage tout en arêtes, l’ironie sèche et anguleuse. Plus flatteur que Nosferatu, n’est-ce pas ? Ou que la momie de Ramsès II, de qui Roger Grenier la rapprocha (Paris ma grand’ville).
C’était en juillet 1961, un an avant sa mort. Je l’avais invitée chez Drouant. L’auteur du Festin de Babette ne pouvait qu’être flattée de s’asseoir à l’une des bonnes tables de Paris. Elle n’ignorait pas que c’était dans ce restaurant que le prix Goncourt était décerné chaque année, comme elle savait que son nom était cité à Stockholm pour le prix Nobel de littérature. Drouant avait donc tout pour lui plaire. Mais quand je vis entrer dans le restaurant cet insecte fragile, soutenu par sa secrétaire, je compris mon erreur. La baronne Blixen n’avait pas la santé gourmande de Babette.
À cette époque, nous ignorions que son mari et cousin, le baron Bror von Blixen-Finecke, avait glissé la syphilis parmi ses cadeaux de noces. La maladie ravageait son corps depuis un demi-siècle. On avait dû lui enlever une partie de son estomac rongé d’ulcères. Elle ne se nourrissait plus que d’asperges, de jus de fruits, d’ampoules de gelée royale et de biscuits secs. Dans cette déshérence de la nourriture, comment avait-elle pu écrire Le Festin de Babette, ce chef-d’œuvre de la littérature gastronomique ?
La secrétaire et moi avons pris le menu, Karen Blixen se limitant à un artichaut et à un verre de vin blanc. Je notais ses paroles tout en mangeant. De ses yeux sombres, malicieux, elle observait le chassé-croisé dans ma main droite de la fourchette et du stylo. « Vous mangez trop vite, me dit-elle. Prenez le temps d’apprécier. Ne croyez pas que je souffre de ne pas pouvoir partager votre repas. Un jeune homme qui a faim est un beau spectacle. »
Combien de cigarettes a-t-elle fumées pendant deux heures ? Dans mon article, j’écrivais : « Elle tient sa cigarette du bout des doigts, la fume du bout des lèvres, et lance ses mots comme un oiseau ses cris, du bout du bec. » Elle a goûté quelques cerises. Et, sans rancune pour le café qui, autrefois, en Afrique, l’avait ruinée (La Ferme africaine), elle en a dégusté une tasse.
J’ai revécu ce déjeuner avec Karen Blixen grâce au livre de Dominique de Saint Pern, Baronne Blixen. Cinquante ans après, je mesure l’étendue de mon ignorance d’alors. Le journaliste n’est cependant pas tenu de tout connaître de la vie de l’écrivain qu’il interviewe. L’essentiel est dans l’œuvre. De sa lecture j’avais compris qu’elle tenait plus à l’amitié des hommes qu’à leur amour, compliqué, fugitif, à contretemps. Elle me l’a confirmé : « Je crois, entre nous, que j’avais un talent pour l’amitié. Je ne peux pas me passer de mes amis. Surtout de mes amis hommes. Moi, j’aime beaucoup les hommes (il ne faut pas le dire). Je trouve que l’homme est une créature admirable. Pour moi, le rôle de l’homme, c’est de faire ; le rôle de la femme, c’est d’être. » Sauf qu’au Kenya, c’était elle qui dirigeait la plantation, et non son volage et intermittent baron.
Dominique de Saint Pern raconte que, pour traiter les ravages de la syphilis, Karen Blixen avalait à chaque repas quelques gouttes d’arsenic délayées dans un verre d’eau. Un jour, le boy ayant oublié l’eau, elle avait bu de l’arsenic cul sec. Convaincue de mourir, elle se rappela soudain que, dans La Reine Margot, Alexandre Dumas faisait d’un mélange de lait et de blanc d’œuf un contrepoison de l’arsenic. La recette s’étant révélée efficace, elle tenait pour certain que la littérature et Alexandre Dumas lui avaient sauvé la vie.