David Foenkinos : « Le livre était ainsi coupé en deux ; la première partie avait été lue du vivant de François. Et à la page 321, il était mort. Que fallait-il faire ? Peut-on poursuivre la lecture d’un livre interrompu par la mort de son mari ? », La Délicatesse.
Elle ne pourra pas reprendre le livre avant un bon bout de temps. Les obsèques, les formalités administratives, la réorganisation de la vie familiale, la succession, le deuil, la douleur… Elle a des préoccupations plus urgentes que renouer avec les personnages du roman.
Mais un jour, pourquoi pas, elle en aura la curiosité. Alors, comme si de rien n’était, rouvrir le livre à la page 321 ? Et continuer la lecture ? Impossible, ne serait-ce que parce qu’elle ne se souviendra plus de l’histoire, ou si vaguement qu’elle ne saura plus qui est qui et qui a fait quoi. Donc, revenir au début ? Relire ? C’est-à-dire revivre cette période d’insouciance pendant laquelle à son insu se préparait le drame. Retrouver celle qu’elle était encore, mariée, heureuse, et qui ne savait pas que tout allait basculer. Son histoire à elle est tellement présente, à vif, tragique, que les petites histoires des autres, même plus rocambolesques ou pathétiques, ne pourront pas occuper son esprit comme elles l’avaient occupé avant la mort accidentelle de son époux. Il n’est pas impossible qu’elle en vienne à haïr ces personnages de fiction, de hasard, de loisir, qui ne prennent aucune part à son malheur, alors qu’ils en sont les accompagnateurs, et même, page 321, les témoins.
À cette page fatale, elle arrivera de nouveau. Comment ne revivrait-elle pas, dans la détresse, ce moment où la sonnerie du téléphone l’a tirée de la fiction et projetée dans une sombre réalité ?
Pourquoi relire un livre dans lequel elle ne relira que son malheur ?
Plutôt le ranger dans la bibliothèque avec le marque-page qu’elle avait eu le réflexe de glisser dès la première sonnerie. Le garder comme une montre arrêtée pour toujours au jour et à l’heure exacte du choc.
Quand c’est le lecteur qui est surpris par la mort au milieu d’un livre, on imagine que sa famille le conserve comme une relique. Sur son lit d’hôpital, Robert Sabatier lisait des poèmes de Valéry dans la Pléiade. Il est décédé chez lui, dans la compagnie des livres de sa vie. Il est regrettable de ne pas connaître le dernier qu’il a ouvert, comme il est frustrant d’ignorer la dernière carte retournée par le général de Gaulle au cours de sa réussite tragique à Colombey.
Au cas, très improbable — mais ne désespérons ni Billancourt ni Rome ni Jérusalem ni La Mecque — où notre vie serait prolongée par une autre, on aimerait que le défunt lecteur trouve où qu’il soit un exemplaire du livre que la brutale panne de son cerveau l’a empêché de finir. On ne doute pas qu’il juge que rien n’est plus urgent que reprendre la lecture là où, avec regret, il avait dû la laisser.
On peut se demander s’il n’est pas souhaitable de quitter ce monde au milieu d’un gué culturel. Être surpris au cinéma, au théâtre, dans un livre, dans une exposition, au cours d’une visite d’église ou de château, devant son poste de télévision pendant un film ou un concert. Ainsi aurons-nous commencé une activité liée aux arts ou aux lettres dont nous regretterons la soudaine interruption. Avec vigueur nous en exigerons la poursuite. Il n’est pas impossible que le divin ou le big bang admette le bien-fondé de notre revendication et l’exauce avec élégance.
Débuter une seconde vie un livre en main, au cinéma, au théâtre ou au concert, et non pas comme la première, rougeaud, sale, affamé, en braillant dans une usine à bébés, ne serait-ce pas un progrès considérable ?
Le 17 novembre 1935, au cours de la séance de l’après-midi, au Miramar, Paul Nourissier est mort à côté de son fils François, huit ans. Ils étaient venus voir un film animalier. François a d’abord cru que son père s’était endormi. Quand son corps a glissé du fauteuil, les ronflements étant devenus des râles, il a crié « Papa ! en tirant sur la main qui s’en allait » (Portrait d’un indifférent). On comprend, après un tel choc, que pour François Nourissier les couleurs du monde se soient toujours situées entre l’eau grise et le gris cendre.
On n’imagine pas le père et le fils se retrouvant en février 2011, soixante-quatorze ans après, dans un Miramar céleste pour reprendre la projection d’un film animalier sans intérêt. Si Paul Nourissier avait eu la prescience de l’importance de cette séance de cinéma pour lui et pour François, peut-être aurait-il choisi d’aller voir Les Temps modernes, de Charlie Chaplin, La Kermesse héroïque, de Jacques Feyder, Une nuit à l’Opéra, des Marx Brothers, ou La Femme et le Pantin, de Josef von Sternberg, tous films de 1935 ? Trois quarts de siècle après, ç’aurait valu le coup de s’asseoir côte à côte dans un cinoche du ciel pour la projection, sans risque cette fois, d’un film devenu entre-temps chef-d’œuvre de cinémathèque.
J’irai cracher sur vos tombes n’est pas de ceux-là. Boris Vian est mort subitement pendant la projection du film tiré de son roman. Il ne l’appréciait pas du tout. Si Vian est en enfer, il est condamné à voir éternellement ce nanar. S’il est au paradis, il y joue de la trompette avec Duke Ellington.
Beaucoup d’écrivains meurent au milieu d’un manuscrit. S’ils sont célèbres, leur éditeur s’arrangera pour le proposer dans un tir d’œuvres groupées, genre florilège posthume. Rien de plus prestigieux que la Pléiade pour accueillir un texte interrompu par la foudre. Sinon, les héritiers en font une sainte relique. Ou le déposent avec les archives de l’auteur à la bibliothèque de sa ville natale.
En cas d’accession à une seconde vie, il est peu probable que l’écrivain demande à reprendre son manuscrit et à le mener à son terme. Il a dessus suffisamment souffert. Il ne lui a pas porté chance. Et pour quels lecteurs continuer de s’échiner sur des feuilles blanches ? Pour quel à-valoir ?
On ne peut toutefois pas écarter l’éventualité qu’il soit contraint par une autorité surnaturelle de poursuivre et d’achever le travail commencé dans le bureau où il a tant rêvé à l’encens de la postérité. Ainsi serait-il puni de son péché de vanité et de ses fautes d’orthographe.