La manœuvre ratée d’Aragon

Frédéric Vitoux : « Qui se souvient aujourd’hui d’André Corthis et de ses romans ? », Au rendez-vous des mariniers.

En dépit de son nom, André Corthis était une femme de lettres. Prix Femina en 1906 (Gemmes et moires, poèmes), elle présidait le jury en 1932. C’est à cause d’elle, indirectement, que Céline n’obtiendra pas le prix Goncourt. En effet, sa voix double de présidente a fait pencher le scrutin d’égalité en faveur de Ramon Fernandez au détriment de Guy Mazeline. Si elle avait choisi celui-ci, il n’aurait plus été en piste pour le Goncourt, laissant le champ libre à Céline.

J’ignorais cet enchaînement de circonstances, rapporté par Frédéric Vitoux, qui a provoqué le ratage le plus cuisant de l’académie Goncourt.

Souvent, un prix littéraire tient à peu de chose : une voix double, une absence, un entêtement minoritaire, l’antipathie de deux jurés, une stratégie risquée. Ou un article de journal. C’est ce qui s’est passé pour le Goncourt attribué en 1968 à Bernard Clavel (Les Fruits de l’hiver) de préférence à François Nourissier (Le Maître de maison).

Pour être sûr que son ami François Nourissier l’emporterait dans un scrutin qui s’annonçait incertain, Aragon, nouvel académicien Goncourt, avait circonvenu les élus communistes du conseil municipal pour que le grand prix littéraire de la Ville de Paris fût attribué à Bernard Clavel. Mission accomplie. Ainsi la route du Goncourt était-elle dégagée pour François Nourissier.

La manœuvre n’avait pas échappé à André Billy, confrère d’Aragon chez Drouant. Je lui demandai les raisons de son air furibard alors qu’il était toujours d’excellente humeur. Il m’expliqua. Je n’avais plus qu’à écrire l’article et le publier. Ne pas le faire eût été une faute professionnelle. J’admirais le talent de François Nourissier, mais le courriériste littéraire que j’étais devait faire passer l’information avant son opinion.

J’avais quand même le toupet d’y aller de mon conseil : « L’académie Goncourt serait bien inspirée de décider une bonne fois pour toutes que, se plaçant au-dessus de tous les autres prix, elle ne tiendrait plus compte de ceux-ci, surtout si justement leurs choix sont faits pour contrarier le sien. » C’est aujourd’hui, depuis plusieurs années, la position de l’académie Goncourt.

L’entourloupette d’Aragon étant rendue publique, vexés, rebelles, les jurés décidèrent que le prix de la Ville de Paris ne disqualifiait pas Bernard Clavel pour le Goncourt. Ils le lui attribuèrent. Et Aragon démissionna.

Jamais François Nourissier ne m’a tenu rigueur de cet article qui avait contribué à lui faire perdre le prix Goncourt. Journaliste à ses heures, attentif à l’actualité, il connaissait les impératifs et les aléas du métier. Plus de trente ans après, c’est lui, président de l’académie Goncourt, qui m’a dit que je pourrais très bien l’y rejoindre, les statuts ne stipulant pas que seuls les écrivains avaient accès au salon de Drouant. Pourquoi pas un journaliste ? En décembre 2004, de son habile autorité, alors qu’il avait abandonné la présidence à Edmonde Charles-Roux, il obtint un vote unanime à mon entrée à la Société littéraire des Goncourt — le vrai nom de l’académie. Enfin, il s’était vengé !

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