Un rôle muet

Romain Gary raconte que sa mère, qui n’était pas une grande comédienne, jouait dans une pièce une vieille femme soutenue par deux hommes. Elle fuyait son village en feu. Sans un mot, elle traversait la scène. Traînant les pieds, « elle s’accrochait, elle marchait trop lentement, il fallait la pousser hors de la scène parce que c’était son seul rôle et elle y tenait », Le Sens de ma vie.

En 2005, Olivier Minne a eu l’idée amusante de demander à ses camarades animateurs et journalistes de France 2 de se joindre à lui pour jouer Un fil à la patte, de Feydeau. Mise en scène par Francis Perrin, il n’y eut qu’une seule représentation au Théâtre des Nouveautés, mais filmée et diffusée avec succès sur la chaîne.

J’avais accepté d’en être à condition d’y avoir un rôle muet. Ma rétive mémoire aurait peut-être éprouvé des difficultés à retenir un texte et à le restituer au public sans hésitations. Au troisième acte, scène 4, il y a un rôle aussi bref et muet que celui de la mère de Romain Gary. Sur le palier du deuxième étage d’une maison bourgeoise, où claquent les portes et les répliques, « un monsieur, écrit Feydeau, apparaît, salue le général en passant et gagne l’étage supérieur. Le général rend le salut ». Avec son costume clinquant d’officier sud-américain, sa poitrine constellée de médailles, ce général Irrigua a de quoi étonner un habitant de l’immeuble. Rentrant chez lui, il ne s’attend pas à rencontrer sur le palier du deuxième étage un personnage inconnu dont la présence est d’autant plus insolite que sa mise est extravagante. Je devais en passant, sans mot dire, manifester ma surprise, puis saluer d’un mouvement de tête. Tout dans le regard, le jeu de physionomie. Rôle admirable. Un sommet.

Le soir de la représentation, tandis que je piaffais en coulisses — « ma scène » se situe presque au terme de la pièce —, je saisis soudain que mon silence allait beaucoup étonner le public. D’habitude, sitôt que ma tête s’encadrait dans les postes de télévision, je parlais. J’étais classé bavard. On allait me découvrir mutique, à contre-emploi. Quelle chance ! J’étais si content de paraître ce que je n’étais pas que, pour faire durer le plaisir, j’ai joué plus lentement que lors des répétitions. Je me suis arrêté plus longuement devant le général, j’ai monté paresseusement l’escalier et, avant de disparaître des yeux des spectateurs braqués sur moi, je me suis arrêté et retourné pour jeter un dernier regard étonné et ironique sur le général Irrigua.

Je n’avais pu ajouter ces quelques secondes à mon rôle que parce que je n’étais pas accompagné, comme la mère de Romain Gary, par un ou deux figurants pressés d’en finir. Ils m’auraient poussé dans l’escalier pour que je monte plus vite et m’auraient peut-être même pincé les fesses.

Загрузка...