Bifteck frites

L’admiration et le respect pour Julien Gracq étaient quasiment unanimes. Et quand un de ses livres ne paraissait pas être aussi remarquable que Le Rivage des Syrtes, Un balcon en forêt ou Lettrines, cela était plus suggéré que dit franchement. Aussi grande est la stupéfaction quand on lit ceci sous la plume de Dominique Fernandez à propos de Autour des sept collines, de Gracq, ouvrage sur Rome : « Les jugements sont aussi étriqués que les clichés abondants. N’émergent de cette pauvreté que quelques jolies pages (…). Le reste se déshonore par une suffisance imbécile », Le Piéton de Rome.

Plus loin, Julien Gracq est comparé à M. Perrichon et traité de « petit provincial à la recherche de son bifteck frites ». Fichtre !

Cela m’a rappelé mon étonnement, souvent mon indignation, quand, préparant un essai, Les Critiques littéraires (1968), j’avais découvert dans les archives des boules puantes d’un écrivain à un autre envoyées. La métaphore est particulièrement juste à propos d’Henri de Régnier : « Pour suivre Céline en ce “voyage au bout de la nuit”, mettons des bottes d’égoutier et bouchons-nous le nez. »

De Léon Bloy : « Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé sont des poètes immobiles et solidement assis dans la même pagode d’imbécillité parfaite. »

De Barbey d’Aurevilly : « M. Émile Zola croit qu’on peut être un grand artiste en fange comme on peut être un grand artiste en marbre. Sa spécialité, à lui, c’est la fange. Il croit qu’il peut y avoir très bien un Michel-Ange de la crotte. »

Jean de Gourmont, écrivain comme son frère Remy, après lecture du Corydon, d’André Gide : « La littérature des pédérastes est une littérature féminine, dépourvue de cette auto-érection cérébralement virile qui constitue peut-être la puissance créatrice. » Le « peut-être » mérite d’être souligné…

Jules Lemaître : « La mort de Paul Verlaine n’est qu’un incident de la vie de Paris, ce n’est pas une date littéraire. »

L’histoire littéraire a rendu ridicules ces jugements assassins. Ce qui cependant me choque le plus, ce n’est pas l’erreur et la bêtise, mais la méchanceté, la hargne d’un écrivain vis-à-vis d’un autre. Que l’on n’apprécie guère le talent d’un confrère, qu’on éprouve le désir de le faire savoir, pourquoi pas. Encore faut-il ne pas se tromper et surtout ne pas exprimer son opinion avec suffisance et une cruauté qui, avec le temps, se retourne contre son auteur.

Les écrivains devraient laisser aux journalistes et critiques littéraires l’usage de la férocité dans les journaux et revues. Mais, le succès aidant, bien des écrivains sont sollicités, régulièrement ou à l’occasion, pour exprimer dans la presse des jugements sur leurs concurrents. (« Un écrivain ne lit pas ses confrères, il les surveille », Maurice Chapelan). Il y a alors autant de danger à se répandre en dithyrambes qu’en sarcasmes.

Dominique Fernandez échappe à ce reproche parce que son texte est extrait d’un livre publié vingt-sept ans après celui de Gracq. Il n’a pas été écrit à chaud, commandé par un rédacteur en chef impatient. L’amoureux de Rome avait au contraire eu le temps de réfléchir à sa réponse à celui qui n’avait pas succombé aux charmes de la Ville éternelle et, surtout, des Italiens. Les années n’avaient pas entamé sa colère.

Tout de même, faire de Julien Gracq « un petit provincial à la recherche de son bifteck frites », c’est d’une saignante méchanceté.

Загрузка...