Le prince de Ligne : « J’ai fait attendre des empereurs et des impératrices, mais jamais un soldat. » Simon Leys qui fait cette citation ajoute que le maréchal autrichien et écrivain de langue française « traitait ses sujets et subordonnés avec une courtoisie qui venait du cœur », Le Studio de l’inutilité.
Rendez-vous médicaux exceptés, l’antichambre ou le salon d’attente en dit long sur la personne qui occupe le bureau d’à côté. Quand le visiteur doit lanterner au-delà de quelques minutes, c’est le plus souvent un homme ou une femme qui a de lui ou d’elle-même une opinion très haute, qui tient l’autre pour son obligé ou son inférieur et qui entend le lui rappeler sur le cadran de sa montre. Ne pas respecter l’heure d’un rendez-vous, c’est ne pas respecter son semblable. Il n’y a pas grand-chose à attendre de quelqu’un qui nous fait sérieusement attendre.
Certes, un imprévu peut survenir qui repoussera l’entretien. Mais, le plus souvent, le responsable a pour nom désinvolture, mal chronique du retard ou cette volonté d’humilier un peu le solliciteur. Le prince de Ligne considérait ses soldats comme ses égaux. Il le leur prouvait en les recevant à l’heure dite. Ses brillants états de service lui ayant bâti une réputation de dimension européenne et son orgueil étant à la mesure, il pouvait se permettre de faire attendre les têtes couronnées et ainsi leur montrer qu’il n’était ni leur inférieur, ni leur obligé.
Mais n’est pas le prince de Ligne qui veut.
L’échelle des retards est généralement dépendante de la hiérarchie sociale.
Journaliste, j’ai toujours eu un préjugé favorable pour qui m’accordait une interview à l’heure convenue. Je jugeais d’emblée cette personne honnête et sympathique. Réflexe stupide parce que Hitler et Staline, ces deux monstres, étaient peut-être l’exactitude même.
Je me disais qu’après un quart d’heure d’attente je devrais avoir le culot et le courage de lever le camp. Je ne le faisais jamais. Je m’imaginais mal rentrant au journal et expliquant au rédacteur en chef que je n’avais pas l’entretien espéré parce que le ministre, l’écrivain ou le metteur en scène m’avait fait poireauter trop longtemps. « Mais pour qui vous prenez-vous ? » m’aurait-il dit avec raison.
En 1988, Paris Match m’avait demandé d’interviewer les trois principaux candidats à l’élection présidentielle. Jacques Chirac m’avait reçu à l’heure, Raymond Barre avec cinq minutes de retard, François Mitterrand une demi-heure. Cela en dit cependant moins sur leur personnalité que le texte que je leur avais fait tenir pour relecture. Chirac et Barre me l’avaient retourné dans les délais, le premier sans avoir changé un mot, le second avec deux ou trois rectifications. Quant à Mitterrand il avait failli mettre en retard l’impression du numéro de Match, ayant quasiment tout récrit de sa main.
En 1995, le président me fit lanterner dans un petit salon de l’Élysée encore une demi-heure. Était-ce son tarif habituel ? J’allais être reçu pour préparer un entretien culturel en tête à tête qu’il avait accepté de m’accorder. Il allait constituer un Bouillon de culture (14 avril 1995) d’autant plus exceptionnel que le cancer empêcherait désormais François Mitterrand de renouveler cet exercice dans lequel il excellait. Conscient de ma chance, j’aurais volontiers attendu deux, trois, quatre, dix heures sans moufter ! Au fond, notre patience est proportionnelle à ce que nous en espérons.
Vingt-huit ans d’émissions hebdomadaires en direct m’auraient appris la ponctualité si j’avais eu un certain penchant à m’y dérober. Mais, à force de veiller à ne jamais être en retard avec les autres, quels qu’ils soient, on en vient à exiger d’être à l’heure avec soi-même. Hélas ! je ne suis pas toujours exact à mes propres rendez-vous. Il m’arrive même de me poser des lapins.