Lettres d’amour

Vladimir Nabokov : « Heureux le romancier qui parvient à conserver une lettre d’amour réelle, reçue dans sa jeunesse, à l’intérieur d’un ouvrage d’imagination, enfouie là-dedans comme une balle intacte dans la chair molle, et bien à l’abri, parmi des vies d’emprunt », Autres rivages.

J’ai moins reçu de lettres d’amour que je n’en ai envoyé. À mon souvenir, c’étaient plus des billets, des petits mots que des lettres. Je les rangeais dans une anthologie de la poésie. Quel romancier m’aurait paru digne de mêler ses petites histoires à la mienne ? Seuls les poètes avaient assez de sensibilité pour accueillir et apprécier les brefs mais tendres épanchements dont j’étais quelquefois l’objet. Ce n’était pas les magnifiques lettres de Tamara à Vladimir. Nabokov y répondait par des poèmes qu’il eut l’imprudence de faire éditer, et il ne se consolait pas de ce qu’il en restât un exemplaire à la Bibliothèque de Moscou.

J’ai aussi commis quelques poèmes de jeunesse et d’amour. Ils offensaient gravement Alfred de Musset. Ils disparurent avant qu’il eût le temps de protester. Les déménagements furent fatals au volume de l’anthologie poétique et à ses minuscules trésors.

L’ouragan des Soviets ayant chassé Nabokov de Saint-Pétersbourg et l’ayant séparé de Tamara, il n’a pas su non plus conserver ses lettres d’amour « à l’intérieur d’un ouvrage d’imagination », ou ailleurs.

À une jeune Lyonnaise de mon quartier dont j’étais timidement amoureux, j’avais fait passer un exemplaire de La Chartreuse de Parme. J’y avais intercalé une feuille de papier sur laquelle j’avais écrit à peu près ceci : « Heureux les beaux yeux qui liront ce livre ! Tous les Fabrice ont dans le regard une lumière inextinguible. » J’avais découvert quelques jours plus tôt l’adjectif « inextinguible » et j’avais cru malin, pour faire le savant, de le placer dans cette tortueuse déclaration d’amour. Comme si un seul mot pouvait séduire une femme ! Même des lettres enflammées, écrites d’une main talentueuse, ne parviennent pas à ouvrir un cœur cadenassé. Même le plus beau des livres sera sans effet. Voyez Stendhal, justement, que Métilde Dembowski repoussa avec encore plus de cruauté après sa lecture de De l’amour qu’avant.

Croire qu’une lettre joliment tournée touchera le cœur de la cible, c’est au fond croire à la littérature. C’est la doter de pouvoirs rationnels ou magiques. C’est être convaincu qu’elle est capable de changer le lecteur.

Ainsi des 1 218 lettres écrites par François Mitterrand à Anne Pingeot (Lettres à Anne) de 1962 à 1995. Elle a dix-neuf ans, lui quarante-six. Il est marié, il a deux fils, il ne divorcera jamais. Il a été onze fois ministre sous la IVe République. Il a été député, puis sénateur. Il ambitionne de devenir le rival de De Gaulle sous la Ve République. De tous les hommes politiques il est l’un des plus ambitieux, des plus occupés, des plus sollicités, des moins disponibles. Il a vingt-sept ans de plus que la jeune fille dont il s’est épris et il n’a et n’aura jamais beaucoup de temps à lui consacrer. Comment la séduire ? Comment, surtout, la retenir ? Comment d’elle se faire admirer et aimer, jamais dans la lumière, toujours dans l’ombre ? Comment, de loin, la rendre heureuse et fière de leur couple caché, très intermittent ? Par les lettres — nombreuses, longues, ferventes, soignées, brûlantes — qu’il lui écrira sans jamais se lasser et qu’elle lira en se disant et répétant que grande est sa chance de susciter la passion épistolaire d’un amant aussi célèbre et talentueux.

Autrement dit, dès le début de leur liaison, François Mitterrand a compris que sa seule arme pour être aimé durablement d’Anne Pingeot, c’était la littérature.

Comme pour illustrer cet engagement, il a accompagné sa première lettre de l’exemplaire du Socrate qu’il possédait. Puis, il lui a fait tenir un exemplaire des Justes de Camus. Enfin, c’est dans une librairie de Saint-Germain-des-Prés qu’il lui a donné leur premier rendez-vous parisien.

Ma correspondance amoureuse n’a pas été aussi efficace que celle de Mitterrand, oh non ! Je me souviens d’une lettre écrite à une cousine lointaine — lointaine par les liens de famille et par la géographie. Cette lettre était si belle, si éloquente, et comme gonflée de ma respiration retenue, puis relâchée avec volupté, que je n’ai pas douté un seul instant de son heureux résultat. La méchante cousine ne m’a dit ni oui ni non. Cela fait soixante et un ans que j’attends sa réponse. Ce doit être non, probablement.

Ce n’est pas pour autant que j’ai perdu confiance dans la littérature. Car si les mots n’ont pas eu les effets que je pouvais en attendre, ils m’ont donné bien du plaisir à les assembler. J’avais soigné ma lettre comme jamais, biffant, reprenant, coupant, essayant deux ou trois arguments, n’en retenant qu’un seul, lançant deux ou trois promesses, en ajoutant une autre, signant quelque chose à la fois de ferme et de tendre, de grave et de joyeux. J’étais fier de ce que j’avais glissé dans l’enveloppe. Je me rappelle aujourd’hui avec plus de netteté ma jouissance d’avoir écrit cette lettre d’amour que ma déception de n’en avoir eu aucun retour.

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