Pouce !

Dans son roman posthume M’man, Claude Durand évoque l’humiliation et la détresse d’un garçon qui pisse au lit. Souvenirs de son enfance ? Le pire était la publicité qui en était faite avec l’étendage au jardin des draps « où l’urine séchée dessinait la géographie de la honte ».

Je n’ai pas souffert d’énurésie, mais je me souviens d’une petite fille accablée par son incontinence à qui ses tuteurs me donnaient en exemple à suivre. Elle aurait bien voulu, la pauvre ! Incapable d’un conseil utile, je voyais bien qu’elle me détestait chaque matin un peu plus parce qu’elle avait droit au refrain sur le petit garçon modèle.

Qui n’en était pas un. Car j’avais renoué, vers l’âge de dix ou onze ans, avec la succion du pouce de ma main droite. Mon Dieu, qu’il était bon ! Tendre, onctueux, bien rond, d’un goût compoté. Ah, le contraste entre le moelleux des lèvres sur la peau humide et le lissé de l’ongle auquel la langue se frottait ! J’avais retrouvé un plaisir sensuel tapi dans ma mémoire. Depuis combien d’années ? Cinq ou six, pas davantage, ma mère ayant mis fin à cette autofellation digitale. À l’époque, elle ne la jugeait déjà plus de mon âge. Chaque soir, elle mettait un zeste de moutarde sur le doigt de la tentation, puis le recouvrait d’une poupée. Si, pendant la nuit, le morceau de tissu se détachait, le condiment empêchait la récidive. Mon pouce devint infréquentable. Nous nous éloignâmes l’un de l’autre. Premier amour brisé par les convenances.

Le pouce droit interdit, j’avais essayé de me rabattre sur le gauche. Quoique semblable à son alter ego, il n’avait ni goût, ni odeur, ni séduction. Il n’avait pas été patiné et bonifié par l’usage. Ainsi voit-on des hommes s’amouracher d’une sœur jumelle, celle-ci et pas l’autre, quoiqu’elles soient parfaitement identiques.

Et voilà qu’à la veille de l’adolescence j’avais repris ma vieille liaison. Juste avant la puberté. C’était peut-être l’explication. Je crois plutôt que, pensionnaire d’un établissement scolaire, je souffrais, surtout le soir, dans le vaste dortoir, de l’absence de mes parents et de mon frère. Je manquais d’affection. Ami de ma petite enfance, le pouce s’était rappelé à moi. Disponible, discret, dévoué, il était, si j’ose dire, à portée de main. J’en profitais de nouveau, retrouvant le plaisir interdit, déjà nostalgique, de la succion. J’interrompais celle-ci de temps à autre pour respirer l’odeur capiteuse de la peau frottée à la salive.

Mon « vice » découvert, je me suis senti tellement humilié par les moqueries, si ridicule, si déprécié, que je mis virtuellement de la moutarde et une poupée à mon pouce chéri. L’orgueil rendit cette seconde rupture moins pénible que la première dans laquelle le renoncement au plaisir n’avait d’autre justification que l’obéissance.

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