Le principe de Peter

« Dans une hiérarchie, tout employé a tendance à s’élever jusqu’à son niveau d’incompétence. »

Tel est le principe de Peter beaucoup plus connu que l’essai qui lui a donné naissance : Le Principe de Peter, de Laurence J. Peter et Raymond Hull. Il a été considéré à juste titre comme un livre d’humour, ce qui lui a retiré de son sérieux et de sa clairvoyance alors que, sous la fantaisie, il énonce et dénonce l’une des raisons « pourquoi tout va toujours de travers ».

Nous reconnaissons bien volontiers que le principe de Peter souffre d’exceptions. Certains employés, faute d’ambition ou d’habileté dans la grimpette, restent toute leur vie à leur petit niveau de compétence. Mais, surtout dans la fonction publique et la politique, sont nombreux ceux qui ont réussi, à force d’attitudes cauteleuses envers leurs supérieurs incompétents, à se hisser jusqu’à leur niveau d’incompétence. Humour ou pas, il y a du vrai. Et c’est bien pourquoi le principe de Peter devrait être aussi célèbre que le principe de précaution, de réalité ou d’Archimède.

En 1970, quand j’ai lu le livre, je ne me suis pas contenté d’écrire un article enthousiaste, j’ai intégré le principe de Peter dans ma petite tête. Quels que soient les regrets, ne jamais m’élever jusqu’à un poste où, aux yeux des autres, pire, aux miens, flagrante serait mon incompétence. Question d’honnêteté, question d’honneur. À trente-cinq ans, la vie me proposerait probablement des responsabilités que j’accepterais ou non en fonction de divers paramètres (plaisir, temps, argent, risques, etc.), Peter et son principe étant aussi partie prenante. Je n’irais pas briguer un poste ou une fonction au-dessus ou à côté de mes capacités.

Trois ans après que j’eus fait connaissance de Peter, Jacqueline Baudrier, patronne de la première chaîne de télévision, me demanda d’y animer une émission littéraire. Peter me dit qu’il était impossible de savoir si je serais cap ou pas. Il fallait essayer. J’ai essayé. Dès le lendemain de la première émission, Jacqueline Baudrier et Peter m’ont rassuré : devant les caméras, je tenais ma place.

Quand Pierre Desgraupes m’a proposé le journal de 20 heures en alternance avec Christine Ockrent, Peter m’a fait remarquer que je n’avais pas le bagage politique nécessaire à l’emploi et qu’au lieu d’y montrer de l’autorité, ma fragilité serait patente et récurrente. J’ai donc refusé, la principale raison étant cependant que je jouissais de plus de liberté dans l’animation d’une émission littéraire que dans la lecture d’un prompteur sous l’œil irascible de la classe politique.

Peter ne s’opposa pas à ma participation à la création du magazine Lire parce que son initiateur Jean-Louis Servan-Schreiber avait toutes les qualités de manageur que je n’aurais jamais. Nous étions complémentaires.

En revanche, en vacances en Italie, quand j’appris par la presse que mon nom était cité au ministère de la Culture pour la direction d’une chaîne de la télévision publique, Peter me conseilla d’appeler tout de suite qui de droit pour que cette idée farfelue soit sur-le-champ abandonnée. On imagine bien le raisonnement : puisque j’avais réussi à animer et à rendre populaire une émission culturelle, j’étais capable de diriger avec succès une chaîne. Sauf que, j’en étais bien d’accord avec Peter, les qualités requises n’étaient pas les mêmes, que je ne les possédais pas et que, en plus, le pouvoir, ses honneurs et ses emmerdes, ne m’attirait pas. Accepter cette charge aurait été une application parfaite du principe de Peter et de son second attendu : « Avec le temps, tout poste sera occupé par un employé incapable d’en assumer la responsabilité. »

Mon vieux conseiller m’accompagne toujours. Chaque fois qu’on me demande de participer à un débat ou de répondre à des questions sur un sujet périphérique à mes domaines, je me tourne vers Peter. Il est très rare que je ne suive pas ses recommandations. Mes confrères sont toujours étonnés que je me déclare incompétent ou pas assez instruit en telle matière pour ne pas risquer de ne débiter que de prudentes banalités. La notoriété n’est pas un brevet d’omniscience. Il faut se méfier des tables rondes. Elles sont souvent carrées, les angles à vif, avec des tiroirs où les causeurs se font pincer les doigts.

Quand, par miracle et par chance, j’ai été engagé comme journaliste stagiaire au Figaro littéraire, mes lectures étaient alors tellement lacunaires que, si Peter avait existé, il m’aurait certainement déconseillé l’aventure. Cela prouve que, comme tout le monde, il peut se tromper ? Les débuts dans la vie requièrent de l’imprudence, de l’audace, de la folie. On est au bas de la hiérarchie et le principe de Peter ne s’applique pas encore. Non, Peter ne se serait pas trompé, il se serait déclaré incompétent.

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