Les carottes sont cuites

Antoine Blondin : « Après des semaines de réflexion, de scrupules et d’enculages de mouches, j’ai commencé un nouveau roman… », À mes prochains.

Si j’avais employé dans mes rédactions ou dans mes devoirs de philo des expressions comme « enculages de mouches », « mon œil ! », « on n’est pas sorti de l’auberge », « c’est kif-kif » ou « les carottes sont cuites », mes copies se seraient ornées d’épais traits rouges et d’appréciations sévères. Pas convenable, trop familier, vulgaire. Ces locutions n’étaient pas considérées comme du bon français. Dans un dialogue, oui, pourquoi pas, mais jamais dans un texte littéraire, de réflexion ou d’analyse.

Je me barbais à la fac de droit de Lyon et j’envisageais de plus en plus sérieusement de me présenter au concours d’entrée du Centre de formation des journalistes. Je lisais d’abondance quotidiens et magazines, en particulier, à gauche Les Lettres françaises, à droite Arts et Spectacles, en passant par Le Figaro littéraire et Les Nouvelles littéraires, c’est-à-dire toute la presse hebdomadaire culturelle. Elle a disparu. Que Dieu ait son esprit !

Un jour de 1955, je lus dans Arts une phrase de Jacques Laurent qui m’étonna beaucoup : « Le roman à thèse est celui où les carottes sont cuites au départ. » Quoi ! dans un texte littéraire — très polémique, où Laurent reprochait à Sartre et à Beauvoir d’écrire des romans à thèse — il osait utiliser une expression de popote familiale. Il aurait pu dire que dans le roman à thèse l’écrivain, ses personnages et ses lecteurs savent dès le début du livre où ils vont, qu’il n’y aura pas de suspens, pas de surprise, que tout est joué à l’avance, que ce roman est une argumentation, une démonstration et non « un miroir qui se promène sur une grande route » (Stendhal).

C’est d’ailleurs ce que Jacques Laurent explique ensuite longuement. Mais, tapant fort d’entrée, il annonce que, avant même que le romancier à thèse ne se mette à ses fourneaux, ses carottes sont déjà cuites ! Introduire un légume dans une noble querelle littéraire, c’était de la bonne cuisine qui mettait les rieurs de son côté. J’applaudissais.

Pourquoi cet heureux effet obtenu par l’emploi d’une expression populaire m’avait-il été refusé au lycée ? Je commençais à découvrir que, dans bien d’autres domaines que la langue, les adultes ne s’embarrassaient pas d’utiliser ce qu’ils nous avaient proscrit. Nos fautes devenaient leurs astuces, nos interdits leurs privilèges.

Dès lors, je me promis, moi aussi, quand l’occasion s’en présenterait, d’employer un mot familier, argotique, ou une expression populaire dans le développement d’une phrase classique où ils surprendraient. À condition, bien sûr, que l’effet en soit clair, significatif, amusant.

Entre autres écrivains d’aujourd’hui, Régis Debray et Sylvain Tesson savent surprendre leurs lecteurs en glissant un mot ou une expression canaille dans une phrase de bon aloi.

Régis Debray, constatant que bien des chercheurs et des professeurs ne citent pas ses travaux tout en les utilisant et l’ont probablement déjà oublié : « Instants d’abattement. Pointes d’aigreur. Échappées sur l’après : rien. A pissé dans un violon (c’est moi qui souligne). Ces avant-goûts de néant, quiconque atteint les années vulnérables devra les soigner dare-dare… », Un candide à sa fenêtre, Dégagement II.

Napoléon abandonna la catastrophique retraite de Russie pour rentrer en France via la Pologne. Sylvain Tesson : « Mais le rythme d’enfer du retour ne lui laissa pas le temps “d’électriser les Polonais”, lesquels, par surcroît, se gelaient les miches, ruinés par leur contribution à l’effort de guerre », Bérézina.

Le roi du carambolage sémantique est évidemment Céline. « Le lecteur s’attend à un mot, et moi je lui en colle un autre. C’est ça, le style. »

À propos de style et de carottes, relevons ce qu’en 1909 Marcel Proust écrivait à sa cuisinière : « Je voudrais que mon style soit aussi brillant, aussi clair, aussi solide que votre gelée, que mes idées soient aussi savoureuses que vos carottes et aussi nourrissantes et fraîches que votre viande. »

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