La gifle

De mon père je n’ai reçu de gifle qu’une seule fois. Comme Jean d’Ormesson. Il avait six ans. Son père était ministre plénipotentiaire à Munich. « Je suis installé au balcon de la légation et je regarde défiler derrière un drapeau rouge avec une drôle de croix noire dans un cercle d’argent une troupe de jeunes gens qui chantent — très bien — sous les applaudissements de la foule. Entraîné par l’allégresse générale, j’applaudis à mon tour. Et, surgi soudain par surprise derrière moi, je reçois de mon père, avec beaucoup de douceur, la seule gifle qu’il m’ait jamais donnée », Je dirai malgré tout que cette vie fut belle.

Moi, j’avais une douzaine d’années et la gifle ne fut pas tendre. Les colères de mon père se remarquaient d’autant plus qu’elles étaient très rares. Ce jour-là, après le déjeuner, chez des amis, à la campagne, il était exceptionnellement furibard. D’une magnifique reprise de volée, j’avais expédié le ballon dans une fenêtre de la cour de la ferme. Les vitres avaient explosé. Mon père aussi. Dix minutes auparavant, il m’avait interdit de jouer au football avec un de mes camarades, craignant pour les fenêtres et pressentant que, si un pied avait la maladresse d’être fort adroit, ce serait le mien. Bien vu.

Ma gifle est la sanction d’une désobéissance réfléchie. Celle de Jean d’Ormesson punit une réaction spontanée. Autant ma gifle est d’une grande banalité, autant celle du petit d’Ormesson est insolite. On peut même la qualifier d’historique, reçue sur le balcon d’une légation, devant un défilé de jeunes hitlériens. Le fils du ministre plénipotentiaire n’a pas fait politiquement le bon choix, mais il est déjà, à l’âge de six ans, un témoin de l’histoire du XXe siècle. Le courroux paternel est une leçon républicaine et un visa pour le chroniqueur des temps à venir.

Par comparaison, ma gifle est beaucoup plus modeste et surtout moins signifiante. Elle ne me détournera pas de ma passion pour le football. Elle me retiendra à l’avenir de taper dans un ballon à proximité des fenêtres, des baies et de ces balcons où de petits privilégiés de naissance préparent leur avenir.

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