Mauriac et le denier du culte

En 1965, François Mauriac a eu quatre-vingts ans. Dans la « biographie intime » de l’écrivain, Jean-Luc Barré raconte l’hommage solennel que lui rendit Bordeaux, sa ville natale. « Pour une grande partie de la société bordelaise, Mauriac reste celui auquel l’ancien maire pétainiste de la ville, Adrien Marquet, reprochait un jour d’être devenu “traître à sa classe”. Un traître que ni l’Académie ni le prix Nobel n’ont rendu fréquentable… » Mais le temps a passé, la gloire de l’écrivain et polémiste a vaincu ou désarmé momentanément ses ennemis, et « la cérémonie prend des allures de triomphe pour l’homme de Malagar, acclamé debout par tout ce que la ville compte de notabilités », François Mauriac, 2 volumes.

Le couronnement national et littéraire de Mauriac eut lieu à Paris, au Ritz, où son éditeur, Bernard Privat, patron de Grasset, réunit deux cents invités pour un fastueux dîner d’anniversaire. « Le sacre du dernier grand écrivain régnant… », écrit Jean-Luc Barré.

Ne voulant pas être en reste, Le Figaro décida d’offrir un cadeau à son prestigieux chroniqueur. Tous les collaborateurs du journal furent priés de verser leur obole afin que le présent témoignât d’une admiration et d’une affection collectives. Admiration, oui, affection, non : je refusai de participer à la collecte. Et m’en expliquai devant Michel Droit, rédacteur en chef du Figaro littéraire, aussi peiné que scandalisé.

Chaque semaine, je commençais ma lecture du Figaro littéraire par le « Bloc-Notes » de François Mauriac. Je faisais de même quand il le publiait dans L’Express. Je recevais chaque fois une leçon d’écriture. Élégance, subtilité, art des commentaires et des digressions, choix des mots exacts, métaphores exquises, et cette manière très chrétienne de glisser des vacheries feutrées ou des compliments assassins. Même si, à mon goût, il retournait trop souvent sur sa terrasse de Malagar, les sujets qu’il abordait, politiques, historiques, littéraires, religieux — et lui, Mauriac, dans ses méditations et son égotisme de grand écrivain —, m’intéressaient presque toujours. L’auteur des Nouveaux mémoires intérieurs était un fameux journaliste.

Mais aussi un confrère distant et froid.

Souvent, Mauriac venait au rond-point des Champs-Élysées pour une visite au directeur du Figaro et, en même temps, au rédacteur en chef du Figaro littéraire. Pas une seule fois — je dis bien, pas une seule fois en six ou sept années — il ne poussa la porte du salon du premier étage où étaient réunis les rédacteurs de son journal, celui dans lequel il écrivait chaque semaine : Le Figaro littéraire. Assise à un bureau à côté des nôtres, il y avait même sa secrétaire, Armelle Roux de Bézieux, qui tapait son courrier et ses textes. Pas une seule fois, il ne vint la saluer.

Était-ce du mépris pour la piétaille du journal ? Non, il le réservait à des écrivains, tel Roger Peyrefitte, qui mettaient le feu à sa réputation et, quoique ses ennemis, étaient de son monde littéraire ou politique. Je crois qu’il n’avait pour nous que de l’indifférence. Même si nous signions des articles à la suite des siens, nous n’étions à ses yeux que les soutiers de l’hebdomadaire qui battait pavillon Mauriac.

Alors, pourquoi donner de son bon argent à un homme sans générosité ? J’entraînai quelques-uns de mes camarades dans cette petite fronde où nous ne risquions rien, sinon les regards courroucés de la direction. François Mauriac n’était quand même pas Dieu le Père, et lui refuser le denier du culte ne pouvait être considéré comme une faute professionnelle justifiant le renvoi du journal.

Jeunes journalistes au Figaro littéraire, en particulier Jean Chalon, nous étions d’autant plus sensibles à l’indifférence de François Mauriac que nous recevions, chaque semaine, la visite d’André Billy qui venait relever son courrier et qui aimait perdre son temps à nous raconter des histoires sur Apollinaire, Marie Laurencin, Léautaud, Max Jacob, sur les écrivains qu’il avait fréquentés ou approchés pendant la première moitié du XXe siècle. Ce vieil académicien Goncourt, qui tenait dans le journal une chronique dite « du samedi », était disert et charmant. Je l’aimais beaucoup. Pour ses quatre-vingts ans, en 1962, il n’y eut pas de quête au Figaro pour lui offrir un cadeau. J’aurais volontiers donné.

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