Le cigare du matin

Umberto Eco : « Grâce au cigare, on s’esquinte la santé, mais il s’agit d’un suicide de haut vol, rien à voir avec la sèche du pauvre, porteuse de mort au rabais », Comment voyager avec un saumon.

J’ai été sauvé de la cigarette et de la « mort au rabais » parce que je ne supportais pas le contact du papier sur mes lèvres. Je distribuais ma ration de Gauloises Troupe, la cibiche du troufion, à mes camarades de chambrée, sans mauvaise intention ni calcul morbide, les effets cancérigènes de la nicotine étant ignorés ou tus.

Devenu fumeur de cigares vers la trentaine, je suis sous la menace d’un « suicide de haut vol », ce qui au bout du compte revient au même que la fin ordinaire de la multitude. Il y a cependant une différence pathologique : le cancer des poumons emporte le fumeur de cigarettes, alors que, n’avalant pas la fumée, le biberonneur de havanes vit sous la menace du cancer de la gorge, de la bouche ou de la langue. Est-ce vraiment une consolation de prestige que Freud, ayant trop fumé de mauvais cigares, soit mort étouffé ?

La différence sociale entre la cigarette et le cigare commence dès l’initiation. Offertes par un copain ou une copine, les premières cigarettes se fument souvent en douce, à la sortie du lycée, au café, dans une chambre. C’est pour faire et être comme les autres. On gravit un échelon dans la maturité. À cet âge, si on a conscience d’un risque, il n’est pas sanitaire, il est de se faire surprendre et engueuler par les parents.

Le premier cigare, beaucoup plus tardif, parfois à mi-vie, est souvent offert par un supérieur dans l’échelle sociale, un aîné assez riche pour s’acheter des havanes. L’accepter, le fumer, y trouver du plaisir, c’est un adoubement. La cérémonie a souvent lieu au terme d’un repas bien arrosé, au cours d’une fête entre amis, sous un ciel étoilé de l’été.

Mon initiateur s’appelle Jean Hamelin. Il a été le directeur de Paris Match, puis du Figaro. Plutôt que de diriger des journaux, il a préféré ensuite les vendre par l’intermédiaire des Messageries. C’est lui qui, un soir, m’a demandé pourquoi j’étais paresseux. Alors, je l’étais, en effet. Son reproche a piqué ma fierté. C’est grâce à lui que j’ai acquis de l’ambition dans ma curiosité et mon travail. C’est donc grâce à lui que j’ai pu par la suite m’acheter des havanes et lui rendre ceux qu’il m’avait offerts. Devenus très amis, c’était à qui, le dessert avalé, en attendant le café, dégainerait le premier son étui à cigares.

Quand nous buvons un Château Margaux, un Haut-Brion ou un Mouton-Rothschild, nous ne buvons pas seulement un grand vin de Bordeaux. Notre imaginaire y ajoute un prestigieux accompagnement, le château, le classement de 1855, la renommée universelle, le prix déraisonnable, une étiquette mythique, la rareté de la bouteille. Nous buvons aussi tout cela.

De même, quand nous fumons un Montecristo, un Hoyo de Monterrey ou un Romeo y Julieta, nous fumons aussi la mer des Caraïbes, l’île de Cuba, les vieilles maisons de La Havane, les feuilles qui sèchent, groupées, haut perchées dans les casas del tabaco, les cuisses des cigarières, la légende d’un folklore. Nous fumons aussi au souvenir de Che Guevara, d’Orson Welles et de Churchill. Tandis que j’écris ce texte en tirant des bouffées d’un Partagas no 4, je fume au souvenir de Jean Hamelin.

Les fumeurs de cigarettes disposent également d’images qui sont autant de métaphores de leur addiction : le casque gaulois, la gitane, le cow-boy de Marlboro… Le panthéon de la cibiche n’est pas mal non plus : Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Humphrey Bogart, Jacques Prévert, Françoise Sagan… Mais rien de comparable à l’exotisme artisanal des havanes. La « sèche du pauvre » relève de l’industrie, des cadences infernales de production. Les usines, elles aussi, fument. Mais, à l’exemple de leurs cadres et ouvriers, elles fument de moins en moins.

Enfin, tandis que la cigarette est permanente du matin au soir, le cigare est un rendez-vous. On ne le sort pas machinalement. Il a son heure. Le premier — et souvent seul havane de la journée — se situe après le déjeuner ou le dîner. Il est le prolongement de la table, du bien-être, de la béatitude. Le choisir, le tâter, le respirer, l’allumer est une cérémonie. Il vient de loin. Il a droit à des égards et à des commentaires flatteurs. Il a besoin de temps. C’est pourquoi le cigare n’est quasiment jamais du matin.

Sauf qu’une affiche d’Europe 1, qui date de 1970, me représente en train de fumer un havane, vers 8 h 20, heure de ma « Chronique pour sourire ». Publicité amusante et mensongère. Comment expliquer cet anachronisme alors moins provocateur qu’il ne le serait aujourd’hui ? Un humoriste américain, Art Buchwald, avait à l’époque beaucoup de succès. Sur ses photos il avait toujours un gros havane planté au milieu du visage. L’agence de publicité avait probablement joué sur l’équivalence.

Umberto Eco en aurait tiré l’idée qu’Europe 1 avait voulu proclamer sur les murs et dans la presse que son chroniqueur du matin n’appartenait pas au peuple de la cigarette mais à l’élite du cigare. J’avais donc mes entrées dans les coulisses de la politique et mon couvert à la table des présidents et des stars. « L’iconographie populaire, écrit Eco, associe le cigare au magnat des affaires, à l’homme de pouvoir. » De ce point de vue, c’était encore une publicité mensongère. Je ne fréquentais aucune femme de prestige, aucun homme de pouvoir, hormis Maurice Siegel, directeur de la station de radio. Amusé par mes articles littéraires, il m’avait confié cette chronique dont il avait eu l’idée pour apporter un peu de divertissement dans la succession implacable des mauvaises nouvelles du matin.

Tout de même, il y avait quelque chose de vrai dans ma photographie au cigare matutinal. Avec l’argent de la chronique, je pouvais désormais m’offrir quelques havanes.

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