Couvrez ce sein…

Paul Léautaud : « Elle avait un corsage un peu ouvert. Comme elle se penchait vers moi pour me parler, je voyais ses seins. Je lui ai dit : “Tu pourrais bien ne pas montrer tes seins comme cela. — Vraiment ? On les voit ?” », Journal particulier 1935.

Marié, je me suis sérieusement posé cette question : ne devrais-je pas renoncer à regarder dans les décolletés entrouverts ou béants ? Le temps n’était-il pas venu de détourner les yeux des seins qu’avec une louable générosité les femmes offrent à leur vis-à-vis, surtout quand les aléas de l’existence ou les contraintes du moment les obligent à se pencher ? Allais-je enfin devenir sérieux ?

Parce que, avant, surtout pendant l’adolescence — j’appartiens à la dernière génération de la farouche décence, de la clôture, du secret —, j’étais dans un safari permanent. Toutes les occasions de zyeuter étaient à saisir. Je n’hésitais pas à faire un pas de côté pour être mieux placé, bien dans l’axe de l’adorable buste incliné. Je ne lâchais pas du regard des poitrines cachées, mais dont je pressentais en expert des étoffes qu’une inclinaison soudaine, à ne pas rater, révélerait l’amorce des rondeurs.

Oh, mon Dieu, les seins opulents des vendangeuses courbées au-dessus des ceps ! Les décolletés des vendeuses de chaussures accroupies à mes pieds (« Dans ce modèle-là, j’aimerais essayer la demi-pointure en dessous et, pendant que j’y suis, pourquoi ne pas essayer d’autres couleurs ? »). Les petits seins des jeunes filles entr’aperçus dans leurs légères robes d’été.

Comme je détestais les femmes hypocrites et bégueules qui, avant de se pencher, mettaient une main sur l’ouverture de leur corsage ou de leur robe !

Marie Dormoy, maîtresse de Léautaud, s’étonne qu’on voie ses seins quand elle se penche. Coquetterie et rouerie probablement. Comment croire que les femmes ignorent qu’elles en montrent davantage quand elles plient le buste ? Preuve en est que certaines se prémunissent d’un geste de censure. Il est difficile d’imaginer que les autres sont des étourdies ou des innocentes. Soit elles assument avec élégance ces accrocs à leur pudeur, soit elles misent sur leur décolleté et ses profondeurs d’aubaine pour accroître leur séduction.

Si elles étaient rares dans ma jeunesse, les femmes sont nombreuses aujourd’hui, il est vrai, qui se fichent du regard des hommes et des femmes. L’essentiel est qu’elles se sentent bien, à l’aise, libres, belles, dans leurs vêtements, ouverts ou fermés.

Un jour qu’avec un peu trop d’insistance j’avais contemplé les seins ravissants d’une femme occupée à enlever ses chaussures et à les remettre, elle se redressa en me disant : « Il ne faut pas vous gêner ! »

Un instant décontenancé, je me suis vite repris :

« Je n’ai fait qu’admirer.

— C’est très gênant pour moi.

— Quand la beauté s’affiche, je la regarde, dis-je avec l’espoir que le compliment la calmerait.

— Je ne suis pas une affiche, je suis une femme, avec sa pudeur, me répondit-elle, toujours courroucée.

— Pudeur, pudeur… Vous avez un généreux décolleté et quand vous vous penchez, il est encore plus généreux !

— Vous n’êtes pas obligé de regarder, vous pouviez tourner la tête…

— Ah, ça, madame, c’est impossible ! Vous m’en demandez trop.

— Un gentleman n’aurait pas regardé.

— Hélas, je ne suis pas un gentleman. Je ne suis qu’un pauvre homme avec ses yeux, ses désirs, sa nature faible… »

Ce serait en effet faire violence à ma nature, et beaucoup d’hommes à la leur, que de ne pas jeter un œil, même furtif, sur les tendres cachettes ouvertes soudainement à notre concupiscence. Comment résister au tropisme de la libido ? Surtout, pourquoi refuser le plaisir de l’instant ? Aujourd’hui, il y a abondance, les seins des femmes se donnant à voir au cinéma, dans les magazines, dans la publicité. Photographies exquises, films à scènes érotiques. Mais la vision in vivo est irremplaçable. Surtout quand elle est partielle, aguichante, prometteuse, apportant autant de frustration que de satisfaction.

J’ai donc continué de regarder ce que la chance me donnait à voir. En ne faisant cependant plus le pas de côté pour être bien dans l’axe. Pas sûr que j’aie eu raison d’avoir cédé à la bienséance.

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