Pierre Assouline : « Vie littéraire. Spécialité française faite de rituels, de festivals, de voyages, de librairies, d’émissions, de prix… Le monde entier nous l’envie, mais même le Qatar n’a pas réussi à l’acheter », Dictionnaire amoureux des écrivains et de la littérature.
En un demi-siècle, la vie littéraire a bien changé. Elle s’est socialisée avec la multiplication et le succès des salons, foires et fêtes du livre. Les best-sellers dédicacent à tour de bras. Malheur au romancier débutant que l’ordre alphabétique a placé entre le prix Goncourt et un dessinateur de b.d., entre un champion de football et une vedette de music-hall. Autographe et selfie attestent doublement la rencontre brève de l’écrivain et du lecteur.
Les lectures publiques des œuvres par leurs auteurs font souvent salle comble, de même les débats organisés par les libraires et, avec plus d’ambition et de public, par les journaux, magazines et salons. Ajoutons à cela les conférences, les interviews dans la presse écrite, à la radio, à la télévision, sur le Net, pour certains des comptes sur Facebook et Twitter… Jamais les écrivains, du moins ceux qui s’y prêtent, n’ont été autant exposés à la curiosité du public.
En revanche, jamais n’a été aussi pauvre la vie littéraire en tant que rencontres professionnelles et amicales entre écrivains. Dans les années 60, il y avait encore des mouvements, des écoles, des chapelles, des revues qui réunissaient leurs affidés. Quelle autre célèbre photo depuis celle, signée Mario Dondero, qui avait rassemblé devant l’entrée des éditions de Minuit, rue Bernard-Palissy, les écrivains du Nouveau Roman, Claude Simon, Butor, Sarraute, Robbe-Grillet, etc. ?
Les écrivains des Cahiers des Saisons aimaient se retrouver une fois par mois pour dîner au Procope, sous la houlette de Jacques Brenner.
André Breton, puis Jean Schuster réunissaient les derniers surréalistes à La promenade de Vénus, café de la rue du Louvre choisi pour la poésie de son nom.
Les collaborateurs de la revue Commerce, entre autres Jean Paulhan, Julien Gracq, Henri Thomas, avaient des habitudes au Train bleu, buffet de la gare de Lyon.
Au Club des Poètes, rue de Bourgogne, on mangeait mal, mais buvait sec, déclamait ample. Son patron, Jean-Pierre Rosnay, allait bientôt accueillir les caméras de la télévision. Il était prudent de retenir son poète.
S’il y avait un cocktail dans l’année qu’il ne fallait pas rater, c’était celui des éditions Gallimard. Dans les salons et jardins du 5 de la rue Sébastien-Bottin, maintenant rue Gaston-Gallimard, on avait la chance de croiser Jean-Paul Sartre, Romain Gary, Simone de Beauvoir, Brice Parain, Aragon, Jean Genet, Marcel Jouhandeau, Jean Paulhan, etc., ainsi que Gaston Gallimard et toute sa descendance.
Quoique moins bien achalandé, le cocktail des éditions du Seuil était aussi très recherché. « Monsieur Sollers, de grâce, un mot ! Philippe, c’est mon tour ! » Ainsi débute mon premier petit article, signé de mes initiales, publié dans Le Figaro littéraire (15 novembre 1958). Le jeune Sollers venait de publier Une curieuse solitude, premier roman couvert d’éloges par Mauriac et Aragon. « Pour contenter ses admirateurs, il eût fallu au moins quatre Philippe Sollers, un par buffet. »
Le cocktail des Inrockuptibles, chaque rentrée littéraire, est-il un surgeon de la grande époque des raouts d’éditeurs ?
Courriériste pendant plus de dix ans, je rendais compte chaque semaine de la vie littéraire. Sa partie visible : écrivains étrangers de passage à Paris, élections, prix, réunions, cocktails, voyages, remises de manuscrits, tirages, etc. Mais surtout — ce qui m’amusait davantage — la partie cachée de l’actualité littéraire : querelles à l’académie Goncourt, comment ils ont voté le jour du prix, crêpages de chignons des dames du Femina, petits complots à l’Académie française (où une élection avait plus de retentissement qu’aujourd’hui), brouilles et transferts d’écrivains (le mot mercato était encore inconnu), publication en avant-première de passages polémiques ou comiques de livres à paraître, mots d’auteurs…
Dans la même page, je pouvais aussi bien raconter l’élection miraculeuse sous la Coupole du philosophe catholique Jean Guitton (il était convaincu que Dieu lui avait donné un coup de main) que le lancement d’un camembert de Touraine appelé « Le dessert de Balzac ».
Arrivé trois ans après moi au Figaro littéraire, Jean Chalon, issu lui aussi de la province, volait, bourdonnait et butinait dans la vie littéraire et parisienne comme une abeille dans les jardins de Marie-Antoinette. Plus cultivé que moi, déjà romancier, sympathique et joyeux, il savait s’y prendre pour se faire inviter dans les cercles littéraires les plus huppés. C’est grâce à lui que j’ai pu, à l’hôtel Meurice, accéder à la table de Florence Jay-Gould, richissime Américaine qui recevait à déjeuner quelques grands noms de la littérature de l’époque. Chalon et moi faisions les bouts de table. Nous avons le même âge et notre amitié, toujours vivace, n’a jamais souffert de différends dus aux rivalités et jalousies, si fréquents dans la presse comme dans l’édition.
Dans l’immense format de l’époque (60 x 42 cm), Le Figaro littéraire du jeudi 28 avril 1966 a publié un « Guide indiscret des restaurants et des salons littéraires », enquête signée de nos deux noms. À Chalon les salons, à moi les restos.
Pour chaque patron ou directeur littéraire de maison d’édition, j’avais donné l’adresse où ils déjeunaient le plus souvent ainsi que leurs plats préférés.
À l’époque, Allard, rue Saint-André-des-Arts, mêlait avec succès cuisine familiale et cuisine littéraire. On y rencontrait Pagnol, Sagan, Druon, Graham Greene, Revel, Kessel, l’éditeur Guy Schoeller…
Sartre était un habitué du Falstaff, rue du Montparnasse. Il avait sa table, la première à gauche en entrant. Je l’ai vu déjeuner d’un rosbif arrosé d’eau de Vichy, sa fille adoptive ayant préféré la Vittel.
Chardonne détestait tous les restaurants de Paris, sauf La Mère Michel, rue Rennequin, où le beurre blanc du brochet était en effet d’anthologie.
Une vingtaine de bistrots, brasseries et restaurants étoilés (en dehors des légendaires et archi-connus Lipp, Closerie des Lilas, Lapérouse, etc.) étaient ainsi répertoriés, avec spécialités et noms des écrivains et éditeurs qui y avaient leur rond de serviette. Ce qu’alors tous ces gens de lettres pouvaient siffler comme beaujolais !
Ce n’était pas le vin qui était servi dans les vingt-huit salons littéraires tenus par des femmes qu’il fallait bien qualifier de lettrées puisqu’elles recevaient pour l’essentiel des écrivains. Jean Chalon avait ses entrées chez chacune et pouvait vanter la crème de cassis d’Ève Delacroix (« du bon côté de l’avenue Foch »), le jus de tomate de Marie-Louise Bousquet ou le café « servi brûlant comme il se doit » de Marie-Laure de Noailles. Madame Michel Amédée-Ponceau recevait Henry de Montherlant en exclusivité. « Bonne maison pour jeunes écrivains sérieux. Conversation élevée », note Chalon à propos de madame de Margerie. De chacune il donne l’adresse et plante le décor en quelques mots. Chez la comtesse Brandolini, il se croit chez Visconti. La baronne Élie de Rothschild le subjugue : « C’est Versailles, tout simplement. »
Mais son hôtesse préférée, qui recevait depuis un demi-siècle et qui fut l’amazone de Remy de Gourmont, c’était Natalie Barney. Il lui consacrera une biographie, Portrait d’une séductrice, bien des années après que Liane de Pougy l’eut célébrée dans l’Idylle saphique. Dans son salon elle avait accueilli Joyce, Gide, Anatole France, Colette… Elle recevait à présent de jeunes écrivains auxquels se mêlaient parfois Truman Capote ou Mary McCarthy. « Gâteaux exquis faits à la maison par la gouvernante, Berthe », lit-on encore sous la plume de Jean Chalon.
Il déjeunait chez Natalie Barney tous les mercredis. Mais c’était le jour de bouclage du Figaro littéraire. On avait souvent du retard. Impatient, il avait hâte de partir pour le 20, rue Jacob. « Regardez Chalon, disais-je à la ronde, regardez Chalon, il va rejoindre sa vieille maîtresse… »
Nous nous sommes l’un et l’autre beaucoup divertis. Notre immersion professionnelle et privée dans la foisonnante vie littéraire de l’époque ne faisait de nous que des courriéristes et échotiers, mais cela nous donnait une certaine place dans le monde des livres et suffisait à notre ambition tournée uniquement vers le plaisir d’approcher des écrivains. Quel journal publierait aujourd’hui nos billets légers et indiscrets ?