De la beauté des écrivains

Witold Gombrowicz : « Le Clézio m’a rendu visite avec sa femme peu après mon arrivée à Vence et m’a fait la meilleure impression, sérieux, intelligent, sincère. Concentré, presque tragique (il a vingt-sept ans). Très beau et plus encore photogénique… », Journal, tome II, 1967.

Gombrowicz a trouvé Le Clézio si beau qu’il se demande si ce « venin » ne sera pas préjudiciable à sa carrière d’écrivain. D’autant que sa femme est « mignonne aussi », qu’ils roulent dans une petite voiture de sport et qu’ils habitent à Nice une place nommée Île-de-Beauté ! « Ses romans baignent dans les ténèbres impénétrables d’un désespoir absolu tandis que lui-même, jeune dieu en maillot de bain, plonge dans l’azur salé de la Méditerranée. » De cette mortelle contradiction Gombrowicz pense que seul le rire pourra sauver Le Clézio.

S’il l’a oubliée, cinquante ans après la fausse prophétie de l’écrivain polonais arrachera au moins un sourire à l’auteur de Chercheur d’or.

Il est vrai que la beauté de Le Clézio — physique d’acteur américain, blond, grand, viril, visage lumineux, voix grave — participe plus que pour tout autre de son image, de sa réputation, de ce que nouent ensemble sur le petit écran la tête de l’écrivain et la couverture de son livre. Après chacun de ses passages dans mes émissions, deux tête-à-tête notamment, pas un téléspectateur qui ne me disait le lendemain : « Qu’est-ce qu’il est intelligent ! Qu’est-ce qu’il est beau ! » Parfois, dans l’ordre inverse.

Je ne crois pas lui avoir demandé comment il vivait avec son corps et s’il s’accommodait de sa beauté. Alliée ou rivale de son talent d’écrivain qui seul lui importait ? Séduction dont il aurait aimé être privé pour ne devoir son prestige qu’à ses livres ? Bonus qui n’était qu’un héritage alors que c’est de son travail avec les mots qu’il a été récompensé par le prix Nobel de littérature.

Ayant refusé pendant de nombreuses années de paraître à la télévision et même de se laisser photographier, Le Clézio n’a jamais misé sur son image pour faire la promotion de ses livres. Depuis que, pour Désert, en 1980, il a enfin accepté une invitation à Apostrophes, il ne s’est guère répandu sur le petit écran (mémorable présence à La Grande Librairie le soir de son prix Nobel). Il a pourtant magnifiquement vieilli, avec je ne sais quoi de fragile ou d’énigmatique.

Avant qu’il perde ses cheveux, Michel Tournier était lui aussi très beau, en particulier sur les photos où son sourire était craquant. Il n’aimait pas, gêné ou ironique, qu’on le complimente là-dessus. Ça n’ajoutait ni ne retranchait rien à ses livres, mais il retournait vite la photo comme si elle représentait une intrusion dans sa secrète vie privée. Il avait pourtant été le producteur et animateur d’un magazine télévisé sur la photographie, Chambre noire. Les grands photographes de l’époque étaient ses amis. Craignait-il d’être accusé de s’être servi de leurs reportages et voyages ensemble pour faire profiter son image de leur talent ? Je crois plutôt que le corps, l’un des sujets majeurs de tous ses romans, était à ses yeux un objet d’attraction-répulsion, à commencer par le sien.

L’intelligence de Jorge Semprun était aussi flagrante que sa beauté. En Castillan de bonne famille, il affichait l’une et l’autre avec une sérénité impressionnante, comme si tous les dons qu’il avait reçus de naissance et qu’il avait ambitieusement cultivés allaient de soi. Il pouvait développer une argumentation pendant des heures. On observait alors sur son visage une vigoureuse variété d’expressions, de l’enjôlement à la colère, de la gravité à l’ironie, qui étaient comme autant de manifestations d’un charisme imbattable. Il aimait s’exprimer à la radio, mais c’est à la télévision qu’il était totalement lui-même, de corps et d’esprit.

Son mètre quatre-vingt-dix-huit et ses difficultés à s’exprimer retenaient plus l’attention des téléspectateurs que la beauté de son visage. Pourtant le jeune Patrick Modiano affichait sur l’écran une irrésistible séduction, et c’est précisément grâce à elle que bien des femmes avaient envie de le prendre dans leurs bras pour l’aider à finir ses phrases et pour qu’il continue, rien que pour elles, à chercher ses mots.

Je n’ai jamais invité pour sa beauté une femme qui avait commis un roman médiocre ou un essai navrant. Mais, à qualités à peu près égales de leurs livres, n’ai-je pas parfois donné la préférence à celle dont le charme ou l’éclat ajouterait à l’émission un attrait qui ne tiendrait pas que de la conversation ? Je me rappelle mon heureuse surprise quand je faisais connaissance dans la salle de maquillage d’un écrivain — on était encore loin de dire une écrivaine — dont le plaisir et l’angoisse d’être bientôt sous les caméras s’inscrivaient sur un visage exquis. Ainsi ai-je découvert France Huser, Raphaëlle Billetdoux, Marie Nimier, Régine Deforges (dont la photo, nue, était parue dans je ne sais plus quelle revue), Annie Ernaux, Dominique Rolin, Katherine Pancol, Françoise Wagener, Nelly Alard, Muriel Cerf, Paule Constant, Noëlle Chatelet et dix ou vingt autres.

Le livre et la séduction de la frimousse n’ont aucun rapport. À l’extérieur de l’œuvre, oui. Mais, à l’intérieur, le corps, l’imperium de ce qu’il dit, sa présence dans l’acte d’écrire, le plaisir ou non de vivre avec lui suscitent souvent, même dans des romans éloignés de l’autofiction, des pages où le lecteur attentif décèle, pour paraphraser Roland Barthes, des fragments de discours intime.

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