Le Pari mutuel de littérature (PML)

Jean-François Revel : « … La littérature a déjà emprunté aux courses une grande partie de son vocabulaire. Ne parle-t-on pas de “l’écurie Gallimard”, des “poulains” Julliard, de “courses aux prix” ? Ne dit-on pas d’un auteur qu’il a “pris un bon départ”, ou qu’il n’a “jamais été dans la course” ? », Contrecensures, cité dans L’Abécédaire de Jean-François Revel.

Sur quoi Revel proposait la création d’un Pari Mutuel de Littérature (PML) calqué sur le Pari Mutuel Urbain (PMU), avec courses quotidiennes, grandes classiques, handicaps, prix à réclamer, etc.

Le philosophe, écrivain et journaliste a plus fréquenté les champs de courses que les salons littéraires. Parce qu’il pariait sur les chevaux, les résultats du prix de l’Arc de triomphe ou du prix de Diane l’intéressaient plus que ceux du Goncourt ou du Femina. On peut toutefois se demander s’il n’a pas remporté plus de prix littéraires que de tiercés. Ses livres étaient gagnants, ses paris beaucoup moins.

Revel chroniquait de temps en temps au Figaro littéraire, essentiellement sur des ouvrages de sciences humaines. Il apportait son article au journal où il bavardait longuement avec son ami Sylvain Zegel, turfiste amateur, alors que Revel méritait de figurer parmi les professionnels. Ensemble, ils « faisaient le papier » pour les courses de Longchamp de l’après-midi ou du lendemain. Fasciné, j’écoutais Revel énumérer, de mémoire, les courses où tel cheval était arrivé vainqueur ou placé, l’état du terrain de sa course la plus probante, ses chances compte tenu de la forme de son entraîneur et de son jockey, le poids, la distance, ses concurrents, et, toujours, l’état du terrain, souple, lourd, ou, très ennuyeux, entre les deux. À quoi il ajoutait, ce qui me laissait éberlué, le nom des géniteurs du cheval, parfois d’un ascendant célèbre. Bon sang ne saurait mentir. Je me demandais alors qui étaient les parents de cet effarant et sympathique agrégé de philo[5].

Je m’étonnais surtout qu’il perdît son temps à se fourrer dans la tête des informations aussi dérisoires. L’auteur de Pourquoi des philosophes, de Sur Proust, le redoutable polémiste du Style du général, penché sur la liste des partants dans Paris Turf, supputant les chances des canassons du jour, était-ce compatible avec la réputation d’un intellectuel de son envergure ? N’y avait-il pas là une inconséquence culturelle ? N’était-elle pas choquante, cette passion d’un surdoué de l’encéphale pour un jeu populiste, souvent truqué, qu’il s’efforçait d’ennoblir en lui appliquant l’intelligence de sa méthode ?

Ainsi manifestais-je avec Revel le même manque de jugeote, commettais-je le même péché de rigorisme que, quinze ans plus tard, mutatis mutandis, certains intellectuels avec moi, jugeant incompatibles mon amour du football et ma fréquentation sur le petit écran de Marguerite Yourcenar, Claude Lévi-Strauss, Georges Duby ou… Jean-François Revel, auquel j’apportais mon écot dans une sorte de pari collectif du journal. On y croyait chaque fois parce que les arguments du philosophe nous paraissaient irréfutables. La course perdue, ils l’étaient toujours. Mais, allez savoir pourquoi…

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