Les mots qui font des trous

« Les vrais mots de l’amour font des trous dans la page », François Nourissier, À défaut de génie.

C’est une bien jolie phrase, François, mais elle est fausse. Les mots de l’amour, fervents, ardents, et même idolâtres, ne trouent rien, pas même la page du carnet ou de correspondance. Brûlants, incendiaires, ils ne mettent pas le feu au papier. Ils sont d’un flegme ! Qui leur a appris l’impassibilité dans les bourrasques sentimentales, le sang-froid dans les élans du cœur et du sexe ?

On voudrait que les mots de l’amour ne disent pas seulement ce qu’ils sont chargés de dire, qu’ils en fassent plus, qu’ils sortent de leur sens habituel pour s’exprimer avec plus de force ou de séduction. On aimerait que ces mots qui ont la chance d’avoir été choisis pour annoncer, porter, donner de l’amour manifestent leur reconnaissance par un surcroît de glamour. Et qu’ils aient même l’initiative d’une réactivité physique : sauts de joie, écriture d’elle-même artistique, points multicolores sur les i, accents en folie, trous dans la page…

Les mots de l’amour qui sortent de la bouche, spontanés ou prémédités, prononcés avec une calme assurance ou la fébrilité de la passion, y mettent davantage du leur. Ils compensent leur fugacité par du son, de l’intonation, la modulation de l’émoi ou du trouble. Ces mots qui ont bougé la langue et écarté les lèvres sont humectés de salive. Ils ont le goût de l’haleine. Ils sont portés par le souffle. Ce sont des mots en représentation. Ils jouent sur la scène de l’intime. Eux en rajoutent dans l’émotion, dans la résonance. Ils connaissent leur pouvoir, et c’est avec une sorte d’orgueil qu’ils partent à la conquête de l’autre.

Mais ces mots de l’amour dits les yeux dans les yeux ne tiennent pas la distance. Ils se tassent dans la mémoire. Le temps les érode, surtout si dans la vie du couple les frimas gagnent chaque année sur l’ensoleillement. Arrive l’époque où l’on ne se souvient plus que d’une scène fugitive à laquelle on est bien incapable de mettre les sous-titres exacts. C’est dans la mémoire que ces mots-là de l’amour ont fait des trous.

En revanche, les mots sur le papier ont une longue existence. Si le billet, la lettre, les carnets, le journal intime n’ont pas été détruits — jalousie, haine, remords, vergogne, pudeur, volonté de repartir de zéro, les raisons ne manquent pas —, s’ils n’ont pas été perdus au cours de déménagements dus justement à d’autres déclarations d’amour, ce qui a été écrit, il y a vingt, trente ou cinquante ans, soudain renaît de l’oubli. Ce peut être démodé, un peu ridicule, risible. Ce peut être aussi beau et émouvant. L’élan est toujours vivace, la promesse vaillante. Ces vrais mots de l’amour ont vieilli dans la dignité. Le temps leur a ajouté de la mélancolie, peut-être de la contrition, une sorte de patine sentimentale. Ils ont perdu leur flegme. Ils pleurent, ils crient. François, tu as raison : ils font des trous dans la page.

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