Mes pauvres morts

Nicole Lapierre : « Dans les sociétés traditionnelles, les morts ne sont pas loin des vivants. Je le dis à mes amis qui viennent de perdre un proche : une fois passé le chagrin, il y a une sorte de proximité douce avec les morts », dans Le Journal du dimanche lors de la sortie de Sauve qui peut la vie.

Cette « proximité douce » avec les morts, autrement dit sereine, confiante, je ne l’ai quasiment jamais ressentie. Elle me manque. Son absence m’inquiète. Je ne puis en rendre responsables mes pauvres morts. N’étant nulle part et partout, ils sont là où je veux bien leur donner une présence, marchant à côté de moi dans la rue, assis dans le métro ou dans le train, sur la terrasse de la maison de famille, leur tête sur mon oreiller ou — ce ne sont pas toujours eux qui se déplacent — dans le cimetière où leurs corps reposent. De leur vivant, ils n’étaient pas aussi disponibles. Il ne tient qu’à moi de les rendre plus proches.

Si je n’y parviens guère ou, plutôt, soyons franc, si je le fais rarement, c’est parce que ce ne sera pas dans une douce proximité. Il me semble que je leur fournis plus de motifs de me blâmer que de raisons de me complimenter. Je leur prête la faculté de me suivre jour et nuit, d’être les témoins de tous mes actes, de lire mes pensées, de peser mes sentiments. Il faudrait que je sois bien sûr de mes mérites pour ne pas imaginer que, quelles que soient la pérennité de leur affection, la force de leur amour, ils n’aient pas de reproches à me faire. Leur bienveillance à mon égard n’est ni sourde ni aveugle. Ils sont restés mon père et ma mère. Non qu’ils aient été plus sévères que d’autres, mais l’adulte que je suis depuis si longtemps est plus tortueux que l’enfant, plus toxique, moins pardonnable.

Fidèles à leurs principes jusqu’à leur dernier souffle, pourquoi depuis en auraient-ils changé ? Les miens ont évolué avec le temps. Il est peu probable, même avec l’indulgence du ciel, qu’ils n’en soient pas chagrins et dépités.

Avec mes morts, j’ai une proximité tendre, mais inquiète, crispée. Mes morts sont dans ma conscience.

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