Les années mémorables

Jonathan Littell : « Il y avait là des centaines de bouteilles parfois très vieilles, je devais souffler la poussière pour lire les étiquettes, dont certaines étaient entièrement moisies. Je choisis les meilleures bouteilles sans la moindre gêne (…), je trouvai un château-margaux 1900 et je pris aussi un ausone de la même année ainsi que, un peu au hasard, un graves, un haut-brion de 1923. Bien plus tard, j’ai compris que c’était une erreur, 1923 ne fut pas vraiment une grande année, j’aurais mieux fait de choisir le 1921 », Les Bienveillantes.

Maximilien Aue, le narrateur, officier SS, prend quelques jours de repos dans la maison désertée de sa sœur et de son beau-frère, alors que l’Allemagne s’effondre et que les Russes déferlent sur Berlin. La cave est tapissée de grands bordeaux. Il en connaît les noms, mais ignore la hiérarchie des millésimes. Dommage.

J’ai de même été piégé par un collectionneur de bordeaux qui, m’ayant ouvert sa cave alibabasque, m’a demandé de choisir trois bouteilles pour le dîner. S’offraient à moi tous les premiers crus du Médoc des années 50, 60 et 70, mais si j’avais en tête les meilleurs millésimes de Bourgogne, ceux des vins de Bordeaux m’échappaient. Je dus en faire l’aveu à mon hôte qui s’en étonna. Même si je n’avais pas encore écrit le Dictionnaire amoureux du vin, étant même à cent lieues d’imaginer que je me lancerais un jour dans ces vendanges de mots bachiques, je passais pour un amateur qui s’y connaissait. J’ai écouté avec humilité les commentaires gustatifs du richissime caviste sur les millésimes de son choix et je me promis de me frotter d’un peu plus près au vin de Bordeaux.

Les boutiques spécialisées dans le commerce du vin ainsi que certains restaurants — notamment Taillevent — donnent à leurs clients des petits dépliants où figure la cotation des millésimes des principaux vignobles de France. À quelques nuances près, les experts sont plutôt d’accord. Ne jamais sortir ce tableau si vous êtes invité, surtout au domicile de votre amphitryon. Les bouteilles qu’il a remontées de sa cave sont peut-être issues de navrants millésimes. Ainsi révéleriez-vous à la table les erreurs qu’il a commises dans ses achats ou le peu d’estime dans laquelle il vous tient.

C’est un manque flagrant de culture générale de ne pas connaître les grandes années de nos grands vignobles. Il y a autant de fierté nationale dans les chais que dans les ateliers de couture ou les usines d’automobiles. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que 1928, 1947 et 1959 sont pour les vins l’équivalent de 1789, 1848 et 1945 pour l’histoire du pays. Mais, franchement, l’année 1515 et son Marignan n’usurpe-t-elle pas une place un peu trop grande dans la mémoire collective par rapport à 1947 et son Cheval Blanc, à 1961 et sa Romanée-Conti ou à 1990 et son Châteauneuf-du-Pape ?

Ayant toujours été favorable à un enseignement dans les lycées de l’histoire culturelle du vin, je trouverais judicieux que les futurs bacheliers apprennent et retiennent les dates des plus belles réussites de nos terroirs viticoles. La France entière du vin, ce serait probablement trop. Mais ce serait bien que les lycéens de Strasbourg et de Colmar sachent au moins les années prépondérantes des vins d’Alsace. De même les lycéens de Reims et d’Épernay pour les champagnes, de Dijon et Beaune pour les bourgognes, de Saumur, Angers et Nantes pour les vins de la Loire, de Bordeaux pour les Médoc, Saint-Émilion et Pomerol, etc.

Quid des lycéens de Lille, Cherbourg ou Brest ? On ne va quand même pas les punir d’être loin de toute vigne en leur faisant apprendre la carte de France des eaux minérales ! Que le professeur choisisse un vignoble, s’en fasse le géographe, l’historien, l’œnologue, et n’oublie pas de glisser dans son cours les dates des plus jolies bouteilles.

Загрузка...