Le vainqueur des Prussiens

« Un mètre quatre-vingt-huit, un tour de poitrine en bon accord avec la taille, des bras puissants, des mains broyantes, le pas rapide et lourd, un air de protection fraternelle sur toute sa personne. Là-dessus, une voix assez peu timbrée mais chaude, une voix qui se faisait presque tout de suite intime, qui me palpait de l’intérieur, à cause de la conviction qu’elle portait. » Tel est le portrait de Philippe Viannay par Jacques Lusseyran, ce dernier aveugle génial, héros de la Résistance, que Jérôme Garcin a sauvé de l’oubli avec son beau livre Le Voyant.

Philippe Viannay était un autre héros de la Résistance. Il avait été l’un des fondateurs du réseau Défense de la France. C’était aussi le titre d’un journal clandestin où il signait ses articles « Indomitus » (l’Indompté, l’Indomptable). « Le 15 janvier 1944, écrit Jérôme Garcin, le quarante-troisième numéro de Défense de la France, qui comportait quatre pages, fut tiré à quatre cent cinquante mille exemplaires. Aucun autre journal clandestin, sous l’Occupation, n’avait atteint un tel chiffre. »

Philippe Viannay sera, onze ans plus tard, mon professeur d’histoire au Centre de formation des journalistes.

Je ne me rappelle pas qu’il était aussi baraqué. Mais il faut accorder plus de confiance au témoignage d’un aveugle dont « le troisième œil (…) voit plus profond et plus loin que les yeux ordinaires », qu’à ma maigre mémoire. Ce qui est incontestable chez Philippe Viannay, c’était l’intensité de son regard et la séduction de sa voix qui, en effet, « nous palpait de l’intérieur ».

Poussins de la guerre, blancs-becs plus tournés vers notre avenir que du côté des années terribles et déjà antiques, appréciions-nous la chance d’avoir pour nous enseigner l’histoire un homme qui en avait été l’un des acteurs ? Pas de la petite histoire politicienne bricolée avec des compromis et des compromissions. Non, la grande histoire où, pour reconquérir la liberté, on a un idéal, des armes et des couilles.

Nous savions que Philippe Viannay avait été un grand résistant, mais sans connaître le récit de ses audaces clandestines. Il n’en parlait pas. Si nous l’avions interrogé, aurait-il consenti à nous en faire le récit ? J’en doute. De toute façon, nous ne le lui demandions pas. Pourquoi ? Parce qu’on pressentait que c’était un domaine réservé. Probablement aussi parce qu’à fréquenter un héros on oublie peu à peu qu’il l’a été et on s’habitue à une légende tombée en quelque sorte dans le domaine public. Pendant la guerre, il avait fait son boulot, quoi ! Nous étions aussi ingrats que cons, lui bénéficiant quand même de notre part d’une rente admirative qui, comme toutes les rentes, se déprécierait au fil du temps.

La Révolution française était le sujet où sa verve excellait. Faits et idées se bousculant dans sa tête, Philippe Viannay y mettait de l’ordre en ouvrant des chapitres classés A, B, C, D, puis des sous-chapitres a, b, c, d, enfin, si nécessaire, des divisions numérotées à partir de 1. Nous prenions des notes abondantes. Il n’était pas rare qu’à la fin du cours nous constations que, lui et nous emportés par sa fougue, il avait sauté le 1 du Ab ou le 2 du Ca et qu’il manquait donc un épisode ou un aperçu à son histoire de la Révolution française. Ce n’était pas bien grave. La République avait quand même triomphé à Valmy.

Il y avait du patriotisme dans ses mots et dans sa voix. Le ton montait un peu plus quand il établissait des comparaisons entre la Révolution et la Résistance, célébrant toutes les façons de s’opposer à la tyrannie. Il n’y a pas d’anachronismes dans la conquête des libertés.

Peut-être Philippe Viannay parlait-il un peu de lui quand il évoquait Dumouriez et Kellermann, vainqueurs des Prussiens ?

Загрузка...