Un ami bienveillant et fidèle

Charles Bukowski : « Non, je n’ai pas vomi à la télé nationale, en France. Je me suis juste salement soûlé, ai dit deux ou trois trucs, suis parti brusquement et ai sorti mon couteau devant un garde », lettre à Hank Malone, 15 octobre 1979, Correspondance 1958–1994.

Ayant appris qu’aux États-Unis Bukowski avait poussé la provocation jusqu’à vomir, en direct, sur un micro, je redoutais qu’il fît de même à Apostrophes, le 22 septembre 1978. C’est pourquoi, quand il commença d’émettre des borborygmes qui empêchaient les autres invités de parler, je le surveillai, prêt à l’empêcher de porter une main à sa bouche pour rendre le sancerre qu’il venait de siffler en abondance au goulot de la bouteille… On imagine le scandale !

Ce n’était pas facile de conduire l’émission tout en gardant un œil sur le loustic. Aussi, quand il se leva en titubant pour quitter le plateau, je ne le retins pas. Je ne l’ai pas chassé, comme certains l’ont prétendu. Mais je n’étais pas fâché qu’il déguerpît et laissât les autres écrivains s’exprimer.

La scène du départ de Bukowski, souvent rediffusée, a fait de cette Apostrophes la plus connue et la plus commentée du grand public. Elle n’est évidemment pas, et de bien loin, ma préférée. J’y reviens parce que le vin en a été l’invité inattendu et décisif, comme, à ma surprise, il l’a souvent été dans ma vie.

Ainsi, lors de mon engagement comme stagiaire au Figaro littéraire. J’ai été incapable de répondre aux questions sur les écrivains et sur les livres que m’a posées le rédacteur en chef, Maurice Noël, sondant ainsi une culture souffreteuse et une apparente inaptitude à faire mon trou dans le journalisme littéraire. Je dois la chance d’avoir été retenu au beaujolais. Apprenant au détour de la conversation que ma mère possédait quelques hectares dans ce vignoble, il m’a demandé si, contre un chèque, il pourrait en recevoir de quoi éponger une soif qui remontait à son passage à Lyon au début de la guerre. C’était plus facile à satisfaire que de dire qui avait écrit les mémoires de l’empereur Hadrien. En somme, j’ai commencé ma carrière dans le monde des lettres comme négociant en vin.

J’ai raconté en détail cette scène déterminante dans le Dictionnaire amoureux du vin. Ce livre est aussi un miracle. J’avais deviné qu’au cours du déjeuner auquel Olivier Orban m’invitait, le patron des éditions Plon allait me demander d’écrire un dictionnaire amoureux pour la collection dirigée par Jean-Claude Simoën. Ce serait probablement le football et je refuserais. Quoi écrire qui n’ait déjà été mille fois raconté sur ce sport, sa technique, ses joueurs-vedettes, ses supporteurs, ses matchs historiques ? Mais ce fut le vin. De surprise je faillis renverser mon verre de bordeaux. C’était une bonne idée qui ne me serait jamais venue à l’esprit. J’entrevis tout de suite le plaisir que j’aurais à raconter mes vendanges et, surtout, à faire l’éloge du plus mythique et culturel des produits de la terre. Quoique de l’année 2006, qui n’est pas un grand millésime, le livre a été un succès.

Enfin, élu à l’académie Goncourt, j’appris avec joie et fierté que mon couvert avait été celui de la sensuelle et gourmande Colette. Après Baudelaire, elle est l’écrivain qui a rassemblé les mots les plus justes pour célébrer le vin.

Et puis, remontant la courte liste de mes prédécesseurs, j’y ai découvert le nom de Léon Daudet. Ce vorace bouffeur de cuisine, de mots, d’idées, de polémiques, de duels, de littérature, est l’auteur d’une phrase célèbre, souvent mal citée : « Lyon est la capitale de la cuisine française. En dehors du Rhône et de la Saône, elle est parcourue par un troisième fleuve, celui-ci de vin rouge, le beaujolais, et qui n’est jamais limoneux, ni à sec. » Je vis dans ces mots une sorte d’adoubement à un siècle de distance.

Il n’est pas donné à tous les académiciens Goncourt d’avoir été légitimés au couvert qui porte leur nom au moins autant par le vin que par la littérature.

Cette présence du vin dans mon existence, ses interventions bénéfiques m’ont toujours à la fois amusé et intrigué. Ce ne sont pas les deux petites vignes qui bordent la maison de famille, côtés sud et ouest, qui justifient une protection spéciale de saint Vincent, patron des vignerons. Je n’ai jamais voulu passer pour l’un d’entre eux, refusant quand c’était à la mode de me constituer un domaine. Quoique serviteurs dévoués, mon nez et mon palais ne possèdent pas les capteurs surpuissants des sommeliers. Pourtant Bacchus semble me tenir en estime, m’ayant fait gravir assez rapidement tous les grades de la Confrérie bourguignonne des chevaliers du tastevin.

Un samedi soir de camaraderie en liesse, nous nous étions cotisés pour que, nous faisant un prix collectif, une sorte de gitane nous tire les cartes dans un café de Richelieu-Drouot. Nous n’étions encore que des étudiants curieux et inquiets de leur avenir. Les cartes que j’alignai, l’ordre dans lequel elles étaient sorties du paquet montraient clairement, selon la pythonisse, que j’étais un homme de la terre, du signe du Taureau — c’était exact —, et que je ferais fortune dans les céréales ou la vigne, plutôt le vin, précisa-t-elle, oui, le vin, et que je rencontrerais un homme ou une femme qui m’ouvrirait les portes de son domaine très réputé… C’était loufoque et absurde. Mes copains rigolaient. J’ai quand même payé ma part.

Ce n’était ni loufoque ni absurde. Il y avait du vrai. Je remplis mon verre et le lève pour remercier successivement ma mère, son vigneron Julien Dulac, Maurice Noël, Charles Bukowski, Olivier Orban, Colette et Léon Daudet.

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