À l’étiage de Maurice Druon

Alphonse Boudard : « Vous reste alors l’Académie pour les écrivassiers. J’ai beau avoir œuvré de plume de mon mieux pour égayer la langue française… je me vois pas doré sur tranche avec un bitos de croque-mort… une épée qui ne peut plus servir à tuer l’ennemi. Il me semble d’ailleurs que mes origines délictueuses, toutes les fioritures judiciaires m’interdisent d’espérer une fin de règne dans un fauteuil du quai Conti », Mourir d’enfance.

Pour ce livre aussi émouvant qu’amusant, Alphonse Boudard n’est pas entré à l’Académie française, mais en a reçu, en 1995, le grand prix du roman. Choix judicieux pour lequel Jean Dutourd s’était beaucoup dépensé. Le secrétaire perpétuel de l’illustre compagnie était alors Maurice Druon. On ne l’a pas entendu protester contre le vocabulaire argotique d’Alphonse Boudard. Pourtant les mots glavioter, vioque, futal, coaltar, louftingue, blase, pogne, mézig, etc., étaient assez nombreux pour irriter son purisme obsessionnel. Mourir d’enfance — beau titre — avait reçu l’onction académique, Boudard se marrait et Druon n’a pas moufté.

En revanche, quand j’ai eu la très légère audace d’employer quelques mots familiers dans le texte de la dictée de la finale des Dicos d’or de 2003, Maurice Druon se fâcha tout rouge. J’avais commis le crime lexical à l’hôtel de ville de Paris, en présence du maire Bertrand Delanoë et de deux maires de villes francophones qu’il avait invités : Jean-Paul L’Allier, Québec, et Nicéphore Dieudonné Soglo, Cotonou. Tous trois, très bath, se sont bien amusés.

Bath est l’un des mots qui avaient choqué Maurice Druon. Il y avait aussi un pep d’enfer, la pêche, à tout berzingue, tchatche et des meufs très vaches. La majorité de ces mots, tous dans les deux dictionnaires de référence, le Petit Larousse et le Petit Robert, figuraient dans la partie junior de la dictée.

Hélène Carrère d’Encausse, qui avait succédé à Maurice Druon au secrétariat perpétuel de l’Académie, était présente à l’hôtel de ville. Chaque année, elle faisait la dictée de la finale. Ainsi manifestait-elle, non sans péril et courage, son soutien à la diffusion, deux fois par an, d’une dictée sur une grande chaîne de télévision et à une ludique popularisation de l’orthographe.

Le jeudi suivant, lors de la réunion hebdomadaire des académiciens, Maurice Druon reprocha vertement — le vert est la couleur des broderies de leur habit d’apparat — à Hélène Carrère d’Encausse de n’avoir pas quitté avec éclat l’hôtel de ville pour protester contre la présence dans la dictée de mots qu’il qualifia plus tard dans une chronique du Figaro d’« ordures ».

Dans cet article, le « méfait » dont je m’étais rendu coupable était mêlé à la dénonciation chez d’autres d’attentats contre le français et autres délits de syntaxe, de grammaire ou de vocabulaire. Pour Druon, tous les mots qu’à ses yeux j’avais eu le tort d’employer étaient argotiques. Or un seul l’était. Les autres étaient classés « familiers » par les dictionnaires.

Dans ma réponse, publiée par Le Figaro, je reprochai à Maurice Druon de se tromper d’étage. « Au familier, il se croit à l’argotique ; à l’argotique, au populaire ; au populaire, au vulgaire ; au vulgaire, au trivial. Maurice Druon n’est jamais à la bonne hauteur parce qu’il est politiquement convaincu que le peuple est toujours plus bas. »

Cette métaphore de l’étage m’était venue à l’esprit parce que dans sa diatribe l’académicien avait employé le mot étiage, commettant ainsi, ô chance ! ô bonheur ! ô joie ! ô miracle ! merci petit Jésus, un barbarisme… Oui, Druon, coupable d’un méchant barbarisme ! Il avait en effet écrit que le français s’était autrefois « élevé à cet étiage de clarté, de précision, de subtilité, d’élégance, de charme, de politesse (…) qui en a fait, longtemps, la langue universelle ». Or l’étiage est « le niveau le plus bas atteint par un cours d’eau ou un lac » (Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, tome 2, page 44). Druon avait dit le contraire de ce qu’il voulait dire. Je me gardai bien dans ma réponse de faire des plaisanteries de bas étiage, expression qui eût été fautive puisque pléonastique…

Le seul différend que j’avais avec mon ami Jacques Chancel, c’était à propos de Maurice Druon. Ils étaient eux aussi amis. Il m’assurait que dans le privé il était drôle, charmant, simple, alors que, dans ses manifestations publiques comme dans son écriture, il m’apparaissait pompeux, plein d’enflure et d’arrogance, tel un notable réactionnaire porté au flafla (fam.) et enclin à se gober (arg.).

Que Druon défendît la langue française contre ses corrupteurs, quoi de plus logique. Il était dans son rôle. Mais il le faisait avec une telle condescendance, invoquant Quintilien et Vaugelas du haut de son prestige académique, qu’il agaçait plus qu’il ne convainquait. Il tenait les lexicographes du Petit Larousse et du Petit Robert pour de cyniques malfaiteurs qui font commerce des verrues qu’ils ajoutent chaque année au français. Ou pour des sauvageons de banlieue qui ne cherchent qu’à dénaturer la langue en y introduisant des mots sans papiers.

Si elle ne veut pas se scléroser, peut-être mourir, une langue doit frémir, bouger, s’ouvrir, accepter l’usage, perdre des mots et des expressions, s’enrichir d’autres. Elle doit vivre comme un grand corps musclé qui s’oxygène, qui retient ce qui lui convient et refuse ce qui l’appauvrit ou l’enlaidit. Un corps qui attaque et se défend, et non pas un vieil et solennel habit naphtaliné (néologisme).

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