De retour chez lui, sir David appela Tom Lacase, son valet de couleur, par le téléphone intérieur.
— Venez tout de suite, et apportez votre livre de comptes, lui ordonna-t-il.
Il se sentait détendu, comme après une après-midi de sieste. Il se dévêtit partiellement et passa sa veste d’intérieur bleu nuit, à col châle, décorée de motifs Hermès consacrés à l’équitation.
Un trop-plein d’énergie le déconcentrait. Le nain éprouvait, par instants, l’irrésistible besoin de se défouler.
Le domestique survint, un cahier à couverture entoilée sous le bras. Il le présenta à son maître.
Le cadet des Bentham s’en saisit et tira sur le marque-page de soie noire. Il consulta le registre avec attention, comptant à mi-voix.
— Il m’en reste neuf, conclut-il.
— Milord, vous devez commettre une légère erreur, déclara le valet, je pense que vous en oubliez un.
— C’est juste, approuva le nain après avoir recompté.
Il gagna sa vaste salle de bains, suivi du serviteur qui entreprit de se mettre torse nu. C’était un garçon de trente-deux ans, assez grand, musclé comme un haltérophile. Il jouissait d’une physionomie avenante où se lisaient la franchise et la gentillesse.
Pendant qu’il étendait une serviette de bain sur la table de massage, David choisissait son fouet. Il en avait une demi-douzaine, accrochés au mur. Le petit homme mettait chaque fois du temps à se décider, aimant à les faire claquer alternativement.
Tous ne produisaient pas le même bruit. Certains miaulaient comme des félins, d’autres paraissaient acides et coupants, il en existait un « à la voix » sourde, mais qui commettait des dégâts à cause de sa lanière râpeuse. Le gnome préférait le moins grand d’entre eux, dont l’emploi lui était plus aisé.
Ce jour-là, il opta pour le plus « artistique » : un objet d’origine russe, au manche sculpté dans une dent de cachalot, dont le pommeau représentait une tête de molosse.
Tom suivait ces préparatifs d’un œil blasé, avec l’attitude de quelqu’un qu’ils ne concernent pas.
— Milord, pensez-vous utiliser les dix coups aujourd’hui ? s’enquit-il d’un ton neutre.
— C’est possible, répondit le « maître », car je me sens en grande forme.
Il sourit à Victoria qui se tenait dans l’encadrement de la porte et n’osait entrer tout à fait sans y être conviée.
— Venez, ma chère ! lui lança-t-il.
Elle ne se le fit pas répéter et s’approcha de la table.
Le Noir dégageait une odeur forte qui la troublait tout en l’écœurant un peu.
Elle appréciait cette cérémonie du fouet, trop rare à son gré, aurait aimé participer à la flagellation, par pure curiosité. Imprimer des marques pourpres dans cette chair noire la tentait.
Vous compterez les coups ! lui enjoignit David.
Un jour, lors d’une de ces scènes, elle s’était risquée à demanda la permission d’en appliquer un elle-même. David lui avait expliqué que la chose était impossible : le contrat passé avec l’Uncle Tom’s Agency le désignait comme unique « exécuteur » et l’intervention d’une tierce personne l’aurait rendu caduc.
Elle s’était gardée d’insister, mais ne perdit rien de la flagellation.
Tom Lacase appartenait à cette discrète association chargée de fournir à la gentry, non pas du « matériel humain », mais des ancillaires acceptant la cravache contre rétribution. Le barème fixé par des autorités compétentes était de cent livres sterling le coup, étant bien stipulé que l’abonné ne pouvait en appliquer que cinquante par mois au maximum. Les frappes non utilisées pendant cette période n’étaient ni reprises ni échangées.
En outre, le « patient » avait le droit d’exiger l’arrêt immédiat de la séance s’il montrait quelque difficulté à la supporter.
Il était précisé qu’un coup malencontreux entraînait la rupture du contrat. D’une manière générale, jamais celui-ci ne fut la cause de poursuites, les choses s’opérant entre personnes dont la probité n’éveillait pas la moindre suspicion.
Sir David frappait lentement, en espaçant les coups. Étudiait les conséquences de chacun d’eux, non par compassion ou crainte qu’il fût excessif, mais pour observer le résultat des ecchymoses.
Il aimait quand la zébrure violette se parait de fines gouttelettes serrées. Sur la peau couleur bronze de Tom (tous les employés de l’agence portaient ce prénom), le sang prenait un aspect lubrique.
A la troisième application donnée avec une rare violence, le nain eut mal à l’épaule. Après la quatrième morsure de la lanière, il jeta le fouet ouvragé et massa son bras endolori.
— Ce sera tout ! fit-il, mécontent de soi.
Le serviteur-esclave se releva sans un mot. Des filets rouges se formaient sur ses reins.
— Vous permettez ? demanda miss Victoria à « son nourrisson ».
Elle se saisit d’une serviette et l’appliqua sur le dos ensanglanté du Noir. Tom en fut touché :
— Ce n’est pas la peine, miss. Vous risquez de mettre du sang partout, répondit-elle.
Cette séance de flagellation écourtée venait de gâcher l’euphorie de l’honorable David. Il se sentait tenaillé par un obscur tourment dont il ne parvenait à découvrir la cause. Ce léger mystère le préoccupait car c’était un mal-être nouveau pour lui.
En attendant l’heure du dîner, il pria sa nurse de passer quelques coups de téléphone anonymes auprès de relations familiales auxquelles elle annonça que leur conjoint les trompait, ou que leur fille entretenait des relations sexuelles avec un Indien, ou bien encore (cela était valable pour celles qui étaient malades) que leurs derniers tests de laboratoire montraient la présence d’un cancer.
Miss Victoria excellait dans ce genre d’exercice. Elle s’exprimait avec sang-froid et autorité. Certes, son langage restait irréprochable, son vocabulaire choisi, pourtant un aristocrate décelait des inflexions « peuple » dans ses propos, ce qui plaisait à sir David.
Lorsqu’ils eurent jeté le trouble dans le cœur d’une demi-douzaine de personnes, ils abandonnèrent ce jeu et se préparèrent pour le dîner.
Le cadet des Bentham avait souhaité que sa nurse prît son repas du soir avec eux les jours où l’on ne recevait pas. D’origine modeste, sa mère ne s’y était pas opposée. Quant au lord, les fins de journée feutraient son esprit d’une grisaille lui rendant le quotidien improbable.
Cependant, contre toute habitude, les siens, ce soir-là, le trouvèrent opérationnel. Il parlait avec un certain brio des nouvelles dont il avait pris connaissance à la télévision et fit même compliment à la nurse à propos de sa robe de taffetas flambé de couleur bleu royal.
Cet entrain inusité surprit David qui interrogea sa mère du regard. Elle eut une expression amusée.
— Votre père a visité un gérontologue dont on dit le plus grand bien et qui lui prescrit des remèdes miracles.
— C’est un Italien, bougonna le duke, dont le nationalisme exacerbé s’exerçait en toutes circonstances.
— Si l’on devait dresser la liste des Transalpins de génie, le Bottin n’y suffirait pas, cher Jeremy, riposta sa femme.
Elle le considérait avec une bienveillance attendrie qui déconcerta leur fils. Il eut une brusque révélation des sentiments profonds qui les unissaient. Jusqu’alors, il n’avait jamais pensé un seul instant que lady Muguette pût aimer son mari. D’ailleurs, il ne comprenait pas ce que signifiait au juste ce verbe. Selon lui, « aimer » représentait une sorte de statu quo entre deux individus.
Il observa ses parents avec une perplexité troublante. Voilà qu’ils se mettaient à exister autrement pour lui. Il les découvrait, se sentait dérangé et inquiet.
— Êtes-vous triste, mon fils ? lui demanda son père.
Cette question désarçonna sir David.
— Je ne crois pas, répondit-il après un léger temps de réflexion.
Le vieillard le fixa un moment, de manière insistante.
— Peut-être n’êtes-vous pas suffisamment occupé, déclara-t-il. Un individu qui atteint votre âge éprouve le besoin de s’atteler à une œuvre.
— Sans doute, admit le nain. Oui. je crois que vous avez raison, père. Je vais réfléchir à la chose.