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Ayant, à cause de sa méchante humeur, sauté le dîner de la veille, David prit un copieux breakfast en compagnie de sa maîtresse, qui avait dû jusque-là se contenter de thé. Il s’alimentait raisonnablement, pour ne pas contracter une bedaine qui, plaisantait-il, l’aurait fait ressembler à une bouteille de Perrier.

A leur demande, Tom Lacase leur servit, outre le porridge incontournable, du poulet froid au chutney et des œufs brouillés aux truffes, contribution de lady Muguette à l’alimentation britannique.

— Victoria, dit le nain, après qu’ils eurent mangé, le temps me paraît convenir à une belle promenade. Que diriez-vous d’une visite à Whitehall ?

— Comme il vous plaira, acquiesça-t-elle, vaguement surprise de cet intérêt pour un lieu touristique.

— En m’endormant, j’ai pensé que je n’avais jamais pris pour cible un militaire en tenue, expliqua David. Ce doit être assez cocasse de le voir choir de son cheval.

Elle jugea l’idée amusante, mais lui fit observer toutefois qu’il lui serait difficile d’atteindre un homme juché sur une haute monture et situé à une distance plus grande que ne l’étaient ses précédents objectifs.

Elle comprit que cette difficulté, justement, l’excitait.

— Autre chose encore, le prévint-elle. Il ne vous sera pas possible de ramener la fléchette devant tout ces gens rassemblés.

— Eh bien, je l’abandonnerai, répondit le petit homme. En public et de jour je peux tirer à fléchette perdue. Ces menus dards, vous le savez, proviennent du Brésil. Comment diantre notre police pourrait-elle en découvrir l’origine ?

Elle savait déjà que ses réfutations ne parviendraient pas à le détourner de son projet, aussi abandonna-t-elle la partie.


Ils prirent peu après le chemin de Whitehall. Un vent aigrelet s’était levé, qui troussait les dames et chahutait les chapeaux des messieurs. Lorsque leur attelage se déplaçait dans le bon sens, il était comme happé par les turbulences et Victoria devait s’arc-bouter pour conserver la maîtrise du landau. Sa cape flottait derrière, ou bien, lorsqu’ils modifiaient leur orientation, s’enroulait à elle.

— Vous tenez réellement à ce que nous allions là-bas aujourd’hui, sir David ? demanda-t-elle au plus fort d’une bourrasque.

Depuis les profondeurs du landau où il se tenait bien à l’abri, il répondit par l’affirmative. Alors elle s’arma de courage et continua de le pousser dans un tourbillon de feuilles mortes.


Cela faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas rendus à Whitehall. Ils s’y heurtèrent à la même cohorte confuse de touristes harnachés d’un matériel photographique qui les rendait fiers d’exister.

Deux superbes horse-guards aux plumets blancs, hiératiques sur leurs chevaux bais, montaient une garde de pierre. Ils semblaient figés. Le nain fit la grimace en considérant le peu de place dont il disposait pour « flécher » l’un de ces géants. La visière de leur casque plongeait bas sur le nez, et le col passementé de leur uniforme s’élevait jusqu’au menton. Mais le réel obstacle au dessein du « bébé » était l’énorme jugulaire protégeant la mâchoire et la moitié des joues. Ne restaient « d’atteignables » que le nez et une partie des pommettes.

Loin de le décourager, ces problèmes accrurent la fièvre de David. Il chuchota à Victoria de faire pivoter le landau afin de le placer face à l’homme qu’il avait « élu ». Tout en opérant la manœuvre souhaitée, elle dit :

— Vous rendez-vous compte que vous allez agir devant une vingtaine de photographes en action ?

— Ce n’est pas dans notre direction qu’ils visent, répondit-il.

— Mais comme ils sont disposés en arc de cercle, vous pouvez très bien être dans le champ de l’un d’eux ! Croyez-moi, sir, vous allez commettre une imprudence.

— Conduisez-moi davantage sur la gauche ! fit-il sèchement.

Elle obtempéra à contrecœur. Ils se trouvèrent alors au milieu des badauds. Des Japonais piaillaient en se mettant en batterie, plis de frénésie à l’idée des images qu’ils allaient grappiller.

— Parfait ! déclara David. Où je suis, personne ne saurait me filmer.

Il assura son assise ; ses jambes disposées en tailleur lui gardaient le buste droit.

Comme il approchait de sa bouche l’embout de la sarbacane, il accrocha le regard du horse-guard. Cela lui rappela la dame qu’il avait « ciblée » naguère dans Hyde Park L’impressionnant militaire, d’airain sous son uniforme somptueux, ne devait pas très bien le distinguer dans l’ombre de la capote bleue… Son regard impénétrable le captait avec une Indifférence marmoréenne. David visa avec minutie, un œil clos, pétrifié par la volonté de ne pas le manquer. Ses joues se gonflèrent et il cracha son souffle plus qu’il ne le libéra.

Il vit le garde porter une main gantée de blanc à sa joue.

Elle balaya la fléchette qui disparut. L’homme reprit sa posture de statue équestre. Sans doute avait-il cru à l’assaut d’un insecte ?

— Partons ! chuchota sir David.

Docile, elle se recula, puis fit pivoter la voiture. Au moment où elle la dégageait du cercle des badauds, un cri s’éleva de la foule. Le horse-guard venait de s’affaisser sur sa monture. Il glissa en arrière. Son cheval, déconcerté, se prit à danser sur place.

Miss Victoria commença de s’éloigner lentement, faisant montre d’un flegme absolu. Des exclamations partaient de l’assistance. Un militaire qui se tenait sous le porche voisin s’époumonait dans un sifflet.

Sir David coula prestement la sarbacane dans la poche latérale du landau et s’enfouit sous son édredon. Sa cachette lui paraissait inexpugnable.

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