Sir David qui ne parvenait pas à s’endormir se leva sans éveiller Victoria. Il savait que le sommeil ne viendrait pas ; un tourment lancinant, presque physique, le poignait. Depuis qu’il avait aperçu le premier amant de la nurse, tout son être se trouvait en révolution. Jamais jusqu’alors son besoin de tuer ne l’avait mis dans un pareil état de rébellion générale. Il en voulait à l’homme d’être aussi quelconque. Qu’elle ait eu des amants avant de le rencontrer lui paraissait chose normale, mais que ceux-ci fussent communs blessait son orgueil.
Le nain s’habilla en petit garçon, ce qui était la seule possibilité pour lui de se travestir. Vêtu de culottes courtes, d’un pull de couleur grise, d’une veste à écusson, d’un manteau au col écossais, coiffé de son béret de highlander, il ressemblait à un pensionnaire d’école huppée.
Il se munit de différents accessoires, dont sa sarbacane qui suppléait son pistolet-jouet dans certains cas et sortit sans bruit.
David se déplaçait rarement seul et presque jamais de nuit, mais cette fois, il ressentit une griserie à arpenter les artères de Londres à une heure tardive, point trop avancée cependant. La circulation maîtrisée gardait à l’immense métropole une vie grondante qui le rassurait.
Essex Road se situant loin de chez lui, il prit le métro et s’installa dans une voiture à peu près vide.
Pendant que les stations s’égrenaient, sir David se demandait de quelle façon il allait s’y prendre pour occire le premier amant de Victoria. Il avait réuni quelques renseignements sur ce personnage avec un maximum de discrétion. Savait qu’il habitait au-dessus de sa boutique et qu’il vivait en compagnie d’une de ses auxiliaires. Au cours du trajet, il tentait de se convaincre que son entreprise contrevenait à la prudence. Le meurtre du directeur de Copy-Quick amènerait la Police à soupçonner toutes les personnes qui, au cours de sa vie, avaient été amenées à le haïr.
« Je commets une folie ! se répétait-il. Un seul faux pas peut provoquer une catastrophe ! »
Cependant il allait, poussé par une force aveugle.
Il descendit à la station précédant son point de destination, pour terminer le chemin à pied. Le quartier excentré d’Islington connaissait un calme torpide. Le nain raffolait de ces rues désertes dont la « respiration » ressemble à celle d’un homme endormi.
A mesure qu’il s’approchait de Copy-Quick, une paix bienfaisante l’investissait. Il maîtrisait complètement la situation et jugeait stupides ses alarmes précédentes.
En Angleterre, les nuits sont davantage feutrées que partout ailleurs. Les villes paraissent se pelotonner sur elles-mêmes, avec la farouche détermination de ne rien vouloir connaître d’une vie qui se poursuivrait ailleurs.
Sir David se plaça dans le renfoncement formé par une palissade de planches protégeant un magasin en réfection.
Il prit dans sa poche un bâton incendiaire, le prépara avec minutie, puis, après s’être assuré que la rue demeurait vide, s’en fut délibérément l’introduire par la fente ménagée dans la porte de Copy-Quick à l’intention du courrier. Il retourna ensuite à sa cachette. Des sacs de gravats résultant des travaux demeuraient sur place ; il se réfugia derrière eux.
Du temps s’écoula. Il ne percevait aucune lueur, pas le moindre bruit anormal. Il pensa que son engin avait fait long feu. Pourtant, en homme résolu, décida de patienter encore.
Soudain, dans l’apathie ambiante, il entendit un léger sifflement auquel, très vite, succéda une clarté orangée.
Au bout d’un moment qui lui sembla interminable, la lumière en question diminua d’intensité. Là encore, David crut que son attentat capotait. Aussi fut-il empli d’enthousiasme lorsque la nitescence repartit avec impétuosité. Elle mit rapidement un flamboiement dans la rue.
« Magnifique ! » triompha le nain.
Il attendit dans les transes. Mais ces diables de Londoniens ne s’arrachaient pas à leur sommeil de brutes. Ils paraissaient engloutis au sein de leur quartier.
Enfin, quelqu’un remonta sa fenêtre et une voix éraillée se mit à crier « Au feu ! ». Sir Bentham junior n’avait jamais entendu hurler ces deux mots qu’il trouvait infiniment ridicules. Selon lui, ils appartenaient à un répertoire pour bandes dessinées. Ils n’en firent pas moins leur effet car, aussitôt, d’autres gorges les répercutèrent.
Et puis du monde survint. Il y eut des interjections, des cris de peur.
Le nain guettait l’immeuble ardemment. Des fenêtres se levèrent, des gens se penchèrent à leur tour, poussant les mêmes clameurs que leurs voisins d’en face. David eut la joie sauvage de voir surgir l’homme qu’il haïssait, ses rares cheveux ébouriffés, son pyjama rayé déboutonné sur la poitrine.
La rumeur qui s’élevait maintenant de la rue ne lui permit pas d’entendre ce qu’il disait.
Calmement, sir David s’approcha, tenant sa sarbacane dissimulée le long de son avant-bras.
L’homme était dans un état d’affolement tel qu’il n’accorda aucune attention à ce garçonnet qui avait l’air de fumer. Il prit le dard dans le gras du ventre sans paraître en éprouver la moindre douleur. David le retira d’un mouvement sec et enroula paisiblement le fil de nylon qui le transformait en harpon.
Sa petitesse offrait l’avantage de le rendre pratiquement invisible. Lorsqu’il eut récupéré l’aigrette empoisonnée, il la plaça dans une boîte plate.
On entendait des sirènes de pompiers dans le lointain, Le premier amant de Victoria Hunt avait, dans sa précipitation, omis de se munir des clés de sa boutique… Il regardait avec impuissance se développer le sinistre dans cet univers où le papier était roi, certain qu’il n’aurait plus le temps d’intervenir efficacement. Le timbre déchirant des « soldats du feu. » s’amplifiait. L’homme se retourna pour guetter l’arrivée du salut. Il n’acheva pas sa volte et s’abattit, foudroyé.
Le nain qui épiait cet instant eut un soupir de bonheur. Il n’attendit pas davantage et s’éloigna discrètement, rasant les murs. Les fulgurances de l’incendie emplissaient la rue de traînées féeriques. Sir David aima ce moment quelque peu apocalyptique. Jusqu’alors il avait ignoré les joies enivrantes de la pyromanie. Ce qui se passait lui ouvrait des perspectives.
Quand il arriva dans sa garçonnière, la nurse l’attendait au salon, les traits tirés par l’inquiétude. En le voyant surgir, elle poussa un cri de délivrance et se précipita sur lui avec une fougue juvénile qui le ravit.
— Mon Dieu, comme j’ai eu peur ! s’exclama-t-elle.
Des larmes coulaient sur son menton, dont elle ne semblait pas consciente. Ebloui par cet élan d’amour spontané, d’amour éperdu, il l’enlaça et se mit à la bercer.
Respectueuse de ses agissements, elle ne se permit aucune question à propos de sa sortie nocturne, mais il la mit au courant de son équipée. Elle lui fut reconnaissante d’avoir supprimé le directeur de Copy-Quick ; malgré tout, elle s’inquiéta :
— N’est-ce pas d’une grande imprudence, sir ?
— Non, assura-t-il, car je vous prends le pari qu’on croira à une mort naturelle : ce goret sera défunté d’émotion en voyant flamber sa boutique.
Comme leur étreinte les incitait à des jeux plus poussés, ils firent l’amour sur le tapis. Elle hurla de jouissance. David en éprouva une immense fierté et, pour la première fois de sa pauvre vie, oublia qu’il était nain.