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Sur le chemin du retour, le nain brancha la radio afin d’éviter toute conversation. Trois heures approchaient et il estimait que Victoria et son cousin avaient terminé leur besogne.

En cours de route, ils entendirent les informations.

Parmi un flot de nouvelles disparates, on parla de la mort du garde à cheval. Le médecin légiste concluait à. une rupture d’anévrisme. Sir David rendit grâce à son poison des Andes qui agissait si promptement sans laisser de trace. Il se disait que le facteur chance avait joué en laissant le temps au brillant militaire de se débarrasser de la fléchette avant de succomber. Il existait une harmonie dans l’agencement de ses méfaits, grâce à laquelle ceux-ci n’engendraient jamais d’enquêtes fâcheuses.

Ils parvinrent an domicile d’Olav Hamsun quinze minutes avant l’heure de son rendez-vous. Le Norvégien tremblait d’impatience et se précipita hors de la Rolls, Son hôte, narquois, le regarda s’engouffrer dans l’immeuble. Au moment où Tom redémarrait, ils aperçurent la petite Hilmann verte stationnée dans une rue perpendiculaire. La jeune femme se tenait à l’intérieur, lisant une revue posée contre son volant.

— Laissez-moi ici, Tom ! ordonna le nain.

D’un œil minutieux, il s’assura que Mary ne croisait pas dans les parages et changea de véhicule.

Le sourire radieux de la nurse lui réchauffa le cœur.

— Tout a magnifiquement fonctionné, assura-t-elle, Jo a procédé à un essai depuis l’endroit où nous sommes, l’appareil s’est parfaitement déclenché.

Elle ouvrit la boîte à gants et en sortit un contacteur assez voisin de ceux qui actionnent la télévision à distance.

— Il suffira que nous pressions cette touche de façon espacée pour impressionner le rouleau de trente-six poses. Pendant qu’il le manœuvrait dans l’auto, je suis restée dans la chambre : on perçoit à peine le déclic non plus que le bruit de l’embobinage.


Ils eurent le plaisir de voir survenir Mary, emmitouflée dans son long manteau à col de fourrure, bottée et chapeautée. Elle se déplaçait d’une allure furtive, la tête inclinée. Probablement avait-elle congédié son taxi à deux blocs de chez son amant, par mesure de sécurité.

— Elle a de l’allure ! remarqua David.

Victoria lui jeta un regard furibond. Elle savait qu’il convoitait secrètement sa belle-sœur et cela la rendait malade de jalousie.

Quand elle eut disparu, il renversa son siège, croisa les mains sur son ventre et soupira :

— Laissons-les se mettre en batterie.

Des passants les considéraient d’un air surpris.

En cette saison le crépuscule s’amorçait déjà et les éclairages des vitrines prenaient de l’importance.

— On devrait avoir droit aux étreintes habillées, déclara le nain au bout d’un Instant, Prenez donc un premier portrait, ma tendre chérie.

Docile, elle pressa la touche.

— Ne trouvez-vous pas curieuse cette chasse aveugle ? demanda-t-il. Nous tirons au jugé, sans savoir où est située la cible.

— L’objectif est braqué sur le lit ! fit-elle remarquer avec une pointe d’ironie.

La nurse pressa à nouveau le bouton.

— Avez-vous prévu un rendez-vous, demain, avec le Norvégien ? questionna-t-elle. Il faudra récupérer la bobine et en mettre une autre à la place pour le cas où le résultat ne serait pas satisfaisant.

— Je l’appellerai le matin en lui demandant de passer me voir. N’importe quel prétexte fera l’affaire : ce fichu Scandinave est plus stupide que les cervidés de ses forêts.

— Il n’est pas bête mais crédule, rectifia Victoria.

Le temps s’écoula avec lenteur. A intervalles réguliers, elle actionnait l’appareil ; le fils du lord, d’esprit mutin, accompagnait chaque déclic d’un commentaire ironique, supputant la nature de la prise venant d’être faite.

Au bout d’une heure de ce « reportage à tâtons », ils n’avaient pris qu’une vingtaine de photos. Soudain pressés d’en finir, ils précipitèrent les choses pour terminer le rouleau, et regagnèrent leur domicile.


Pendant que Victoria remisait la voiture, David voulut pénétrer chez lui, mais un homme qu’il n’avait pas remarqué se détacha du renfoncement abritant la porte et se dressa devant lui. Le nain leva la tête et vit un individu barbu, d’une trentaine d’années, au regard brillant, à la peau bistre. Il supposa qu’il s’agissait d’un Pakistanais.

Le personnage se trouvait correctement vêtu d’une veste à chevrons et d’un imperméable doublé de molleton qu’il s’abstenait de boutonner.

— Monsieur Bentham ? s’enquit-il d’une voix veloutée.

— Que désirez-vous ? demanda rudement David.

— Vous entretenir quelques instants si c’est possible, répondit l’autre.

— Pensez-vous que je lie conversation avec des inconnus ?

— Je ne crois rien de tel, monsieur. Toutefois j’espérais la chose possible dans un cas exceptionnel.

Il parlait doucement, comme s’il y avait à proximité un dormeur qu’il ne voulait pas réveiller. On devinait chez lui une certaine culture.

— Qu’appelez-vous un cas exceptionnel ?

— Celui-ci, par exemple.

L’intrus tira de sa poche une photo prise au polaroïd et la tendit au nain. David s’approcha de la lanterne de fer forgé sommant la porte. De prime abord, il ne réalisa pas ce qu’elle représentait. En y regardant plus attentivement, il vit qu’il s’agissait d’une de ses fléchettes empoisonnées.

— J’ai cru comprendre que cet objet vous appartenait, reprit l’homme. Je l’ai trouvé près du horse-guard mort sur son cheval, hier ; vous l’avez fiché dans la joue du militaire au moyen d’une sarbacane.

Le fils de lord Bentham demeura impassible. Il engagea la clé, ouvrit et s’effaça :

— Veuillez entrer, je vous prie.

Il actionna l’électricité, pénétra à son tour dans son logis et, intentionnellement, mit la chaîne de sécurité bloquant la porte. Il conduisit le Pakistanais au living.

— Prenez place ! invita-t-il en désignant les sièges de la pièce.

Son visiteur hésita, puis choisit un fauteuil d’un postérieur prudent. Dans la lumière, il semblait passablement râpé ; sa barbe lui donnait quelque chose d’hirsute. Il ressemblait à ces étudiants du tiers-monde contraints à des emplois subalternes pour payer leurs études.

A cet instant, Victoria sonna.

— Excusez-moi, dit le petit homme : on me rapporte la clé de ma voiture.

Désinvolte, il gagna l’entrée, tenant un doigt sur sa bouche.

Il ouvrit et, à voix basse, dit à la nurse :

— Un type me fait chanter pour l’affaire du guard. Suivez-le, il faut coûte que coûte savoir où il habite car il a la fléchette.

Puis, à voix haute :

— Vous n’avez pas oublié de brancher l’antivol ?

— Non, monsieur.

— Bravo ! A demain !

Il claqua la porte, retourna au living.

— Bien, vous disiez ?

Son ton était détaché, un rien badin. Sa figure exprimait l’ennui.

La question embarrassa son interlocuteur, lequel manquait d’assurance. Il se trémoussait misérablement dans le fauteuil, ne sachant trop que dire, ni quelle contenance prendre.

David vint à son secours :

— Vous habitez Londres depuis longtemps ?

— Deux ans.

— Vous êtes à l’université ?

— En pharmacie.

— Intéressant.

Il y eut un silence, sir David comprit qu’il dominait la situation sans difficulté. Il se trouvait face à un maître chanteur amateur qui cherchait ses marques.

— Donc, hier, vous m’avez surpris en train de flécher cet imbécile de horse-guard. Vous avez eu la présence d’esprit de ramasser le dard et de me suivre. L’idée vous est alors venue de me faire chanter.

L’homme eut un léger sursaut.

— J’ai besoin qu’on m’aide, murmura-t-il, je ne parviens plus à poursuivre mes études ; j’exécutais des petits travaux, mais c’est terminé. La crise…

David demeura impassible. Son vis-à-vis ne lui faisait pas pitié : il l’écœurait…

— Si je comprends bien, vous me proposez de racheter ma fléchette ?

Le visiteur ne répondit pas.

— J’aimerais vous poser une question, poursuivit le nain. Vous vous rendez compte que votre démarche est dangereuse ? Je fais partie d’un réseau capable de vous écraser comme un cancrelat. Dites un mot à la Police et vous regretterez d’être né.

L’autre eut une mimique de protestation.

— Mais je ne veux rien dire…

— Vous êtes cependant venu chez moi avec l’intention de me menacer, cette photo de la fléchette le prouve.

L’étudiant regardait obstinément ses chaussures dont l’une bâillait sérieusement.

— Finissons-en ! trancha David avec brusquerie : allez chercher l’objet et rapportez-le-moi. Je vous remettrai mille livres. Vous ne me croyez pas ?

Il se dirigea vers un secrétaire dont il rabattit le panneau et sortit des billets de banque d’un tiroir. Il en compta vingt de cinquante livres et rangea le reste.

— Jouons au western, fit-il en déchirant la liasse en deux.

Le nain en fouina une moitié dans la poche d’imperméable du maître chanteur.

— Faites vite, je suis attendu ce soir pour dîner.

Il raccompagna l’étudiant à la porte et réprima son envie de lui administrer une bourrade.


Lorsque l’homme fut parti, il s’allongea sur un canapé après avoir éteint les lumières, à l’exception d’une petite lampe d’opaline.

Il regardait le feu dans l’âtre, toujours aussi languissant, fait pour l’intimité ou la solitude.

L’alerte qu’il venait d’affronter le laissait complètement détendu. Pas un instant il n’avait eu peur. Il se sentait préservé, hors des mauvaises atteintes, comme si — à cause de sa disgrâce peut-être ? — il bénéficiait d’une protection surnaturelle.

Il finit par s’assoupir en pensant aux photographies scabreuses de sa belle-sœur et d’Olav Hamsun.

« Pourvu qu’il y en ait quelques-unes de réussies », songeait-il.

Cela ressemblait à une supplique sans destinataire.

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