C’était la première fois que le nain pénétrait par effraction chez autrui. Il craignait d’en concevoir une émotion excessive, aussi fut-il agréablement surpris de constater que jamais il ne s’était senti aussi maître de soi.
Onze heures venaient de sonner dans le quartier et cette partie de Londres produisait son ronron du soir, fait de rumeurs télévisuelles et de bruits de moteurs assagis par la fluidité du trafic. Comme il l’avait prévu, la porte du dentiste n’offrit qu’une timide résistance. Il réagissait beaucoup aux odeurs, c’est pourquoi celle du cabinet dentaire l’agressa dès l’entrée. Il en éprouva un vague malaise pareil aux préludes d’une nausée.
Sir David portait des gants d’un caoutchouc aussi mince que celui dont on fait les préservatifs et qui n’altère en rien le sens tactile. Son équipement, enfoui dans la poche de son pardessus, se composait d’un flacon de poison, d’un passepartout et d’un spray soporifique tel ceux qui équipent certaines polices. Il possédait également une lampe électrique de faible dimension, accrochée à son cou ; il avait décidé de ne s’en servir qu’en cas de force majeure. Pour l’instant, elle lui était inutile, la demi-lune accrochée dans l’angle de la baie vitrée suffisant à éclairer les lieux.
Sir David s’approcha du fauteuil professionnel, trône des suppliciés. Une console chromée, ménagée sous le bras articulé, rassemblait des fioles dont la couleur tirait sur le brun. Le nain s’en saisit et versa dans chacune d’elles quelques millilitres du liquide contenu dans sa petite bouteille, en se demandant comment le dentiste pourrait se tirer de ce mauvais pas lorsque plusieurs de ses patients seraient incommodés par leur traitement. Comme il lui restait encore du poison, il le partagea dans différents autres produits rangés sur une étagère.
Une joie sereine allégeait ses gestes. Il se sentait heureux et sûr de lui. Il s’apprêtait à repartir quand il perçut le bruit d’une clé fourrageant dans la serrure. Quelqu’un venait. Cette certitude fut comme un coup de couteau entre ses côtes.
Il eut honte d’être pris au dépourvu. Il regarda autour de lui, en quête de salut. La porte d’entrée s’ouvrait déjà. Il se jeta sous le vieux bureau d’acajou, anachronique dans cette pièce à l’équipement moderne.
Une voix d’homme disait :
— Mon idiote d’assistante était si pressée de s’en aller qu’elle n’a pas fermé la porte à clé ; je lui dirai deux mots.
Une vive lumière blanche éclata dans la pièce.
— Oh ! non, n’éclairez pas, docteur, fit une voix de femme plutôt vulgaire, on va nous voir du dehors.
— Soyez sans crainte, ma belle amie, je n’ai aucun vis-à-vis, assura l’arracheur de dents.
Sa compagne n’insista pas.
Sir David retenait son souffle. Il entendit le couple s’embrasser avec des bruits de succion faisant penser à une déglutition.
Puis, l’homme ordonna, avec une impatience qui nuisait à sa courtoisie :
— Ôtez votre manteau !
Le vêtement fut jeté sur un siège. C’était une fourrure synthétique, imitation de léopard.
Un froissement d’étoffe ponctuait le baiser vorace : il la pelotait. La femme geignait déjà.
Elle interrompit ses plaintes pour demander, vexée :
— Pourquoi sentez-vous vos doigts ? Je suis propre, vous savez !
— Je raffole de ce parfum, répondit-il.
— Où est-ce qu’on se met ? interrogea la fille. Vous avez un divan ?
— Sur mon fauteuil, fit le dentiste. J’adore…
— Ça ne doit pas être confortable ?
— Mais si, vous allez voir : je vais l’abaisser et le placer en position horizontale.
Elle eut un rire qui ne laissa plus aucun doute sur ses origines communes.
David percevait le ronronnement ténu de l’appareil auquel l’homme faisait prendre la position souhaitée.
— C’est bien la première fois que je vais me laisser chausser sur un machin de ce genre ! assura la donzelle.
— C’est moi qui vais m’étendre, prévint-il. Vous devrez dégager mon outil, tendre amie, le flatter au mieux pour qu’il devienne performant et, lorsque vous le jugerez suffisamment vaillant, vous vous empalerez dessus. D’accord ? Posez votre slip ma chère, donnez-le-moi à mâcher pendant que vous vous activerez.
Elle gloussa :
— J’ai déjà rencontré des vicieux, mais des comme vous… Vous pratiquez toujours ainsi ?
— Toujours, reconnut le praticien. Chacun a ses hobbies.
La fille s’exécuta. Réfugié sous son meuble, David devenait glacé. Il songeait à Victoria qui s’était soumise aux exigences du bonhomme. Il l’imaginait dans le cabinet dentaire, chevauchant le sexe de ce type pendant qu’il mordait son slip.
Une peine jusqu’alors inconnue le fouaillait. La vision de sa maîtresse se prêtant aux caprices d’un maniaque lui arrachait l’âme.
— Comment vous nommez-vous ? demanda le dentiste.
— Emily.
— J’ai déjà possédé deux Emily. L’une, une mulâtresse aux énormes lèvres brûlantes, je devais me retenir de toutes mes forces pour atteindre la suite de nos ébats…
Sa mise en condition fut rapide. Au bout de très peu de temps, sa partenaire déclara :
— Regardez-moi comme ça fait sa belle ! On peut s’y mettre pour de bon, vous ne croyez pas ?
— Si ! répondit-il.
Elle troussa sa robe jusqu’à la taille et se jucha sur l’homme avec un petit rire idiot.
— J’espère ne pas me casser la figure, Doc : il est étroit votre fauteuil.
Elle se mit en position et commença sa besogne avec une lenteur appliquée, pour la grande satisfaction du dentiste qui se mit à lui débiter des encouragements sur le mode ordurier.
La fille s’activait le buste bien droit, les mains aux hanches comme pour montrer sa grâce en un instant si relâché habituellement.
Elle força légèrement l’allure. Elle allait l’amble sur le sexe de son partenaire, tel un quadrupède bien dressé.
Il s’agissait d’une professionnelle honnête, soucieuse de satisfaire ses clients.
L’autre continuait sur le dur chemin de la pâmoison, lançant des bordées d’injures pré-libératrices.
Soudain, cet aimable mécanisme amoureux s’enraya. La femme se mit à hurler. Elle s’arracha et voulut sauter de leur couche improvisée, mais elle chuta à demi, une jambe restant bloquée sous celles de son amant.
— Que vous arrive-t-il ? s’inquiéta celui-ci.
Il se tut en découvrant le nain sorti de sous son bureau. Cette apparition était si insensée qu’il en perdit la parole.
Sir David vint au couple en déséquilibre ; il ne parlait pas non plus et souriait d’un air tellement étrange que les amants en éprouvèrent une terreur irrépressible.
L’intrus saisit lentement son vaporisateur et s’approcha davantage. Il actionna la pompe de l’objet. Des giclées de bruine fine noyèrent leurs visages.
Le dentiste eut une ruade qui le débarrassa de sa compagne. La prostituée roula sur le plancher, tenta de se relever, mais à l’instant d’y parvenir, un vertige la saisit et elle retomba, face à terre.
— Qui êtes-vous ? demanda le paveur de mâchoires.
Sir David lui adressa une mimique vague, signifiant « quelle importance ». Et lâcha un dernier jet soporifique dans la figure de sa victime. Il eut le plaisir de voir le regard affolé de l’homme se révulser. Alors il remit le spray dans sa poche.
La lumière intense le gênant, il éteignit et attendit de se réhabituer au clair-obscur avant d’agir. Il songeait que la fatalité l’obligeait à tuer. Plus incongru que jamais dans ce cabinet dentaire, sanglé dans son pardessus d’enfant, il se demandait comment il devait s’y prendre pour ôter la vie à ce couple. Depuis qu’il connaissait les fantasmes de ce porc, il lui vouait une haine plus intense que celle le poussant à mettre à mal les autres amants de Victoria. Celui-là, il l’avait vu à l’œuvre.
Soucieux de ne pas réitérer le gâchis de Tenerife, il emprunta une blouse blanche suspendue à un portemanteau et mit un masque de gaze. Le lieu l’inspirait : c’était l’endroit idéal pour infliger des sévices.
Quand il se jugea suffisamment protégé, il décrocha de son support la fraise redoutable qui l’avait épouvanté dans son jeune âge. Il savait la faire fonctionner.
L’odieux vrombissement se produisit, sifflant, acide. L’instrument miaulait, emplissant sa main d’un léger frisson. Lentement, il l’approcha de l’œil droit de sa victime, il s’y enfonça comme dans une pâte molle.
Le dentiste n’eut pas un frémissement. L’outil creva la paupière baissée, le globe oculaire, plongeant à l’intérieur de la tête où il commettait d’irréparables dégâts.
Les dents serrées, David poussait toujours. Parfois, une résistance s’opérait qu’il neutralisait d’une pression plus forte. Il ne s’interrompit que lorsque le manche de la fraise fut engagé aux deux tiers dans la tête de celui qui l’avait tant maniée. Il la lâcha et le moteur se tut.
Le nain examina la blouse dont le bas traînait au sol, n’y vit aucune tache de sang. Alors, il se consacra librement à l’affreux spectacle. Loin de s’en effrayer, il l’admira. Cet homme vieillissant, allongé sur la moleskine beige du fauteuil transformé en couche, avec son sexe sorti de ses brailles et l’outil d’acier planté dans la tête évoquait la couverture d’une publication vouée à l’horreur. Demain, la presse ferait un sort à l’affaire.
Sir David s’arracha à sa louche contemplation pour « s’occuper » de la femme. A cause de la fellation commencée, ses lèvres étaient barbouillées de rouge, ce qui la rendait ridicule. Il s’agissait d’une fille ayant franchi la quarantaine, aux joues molles et soufflées. Elle émettait des râles stupides dans son sommeil.
Le cadet des Bentham avisa une pile de bavettes en papier, soigneusement pliées dans un placard vitré. Il alla les prendre, ouvrit la bouche de la prostituée à l’aide d’un instrument chromé dont il ne décelait guère l’usage et se mit à enfourner les serviettes froissées au fond de sa gorge, une à une. Il eut la surprise d’en faire tenir huit. Il s’empara ensuite d’un rouleau de toile adhésive dont il se servit pour obstruer les narines.
La catin trépassa rapidement, la poitrine agitée de soubresauts sporadiques.
Content de lui, David revint au dentiste, lequel avait également cessé de vivre.
Rassuré, il se débarrassa de la blouse, la jeta sur la figure du défunt et quitta le cabinet dentaire après avoir procédé à une minutieuse inspection des lieux pour vérifier qu’il n’y laissait aucun indice. Il se retira, le cœur content.