Lord Bentham avait vu juste quand il incitait son fils à s’occuper. Après trois jours passés sur le départ de son livre, David se sentait déjà mobilisé par une force créative. Il découvrait avec une surprise extasiée que tout homme porte en soi les remèdes à sa solitude. Son introversion l’empêchait de se développer et décuplait son mal-être. En écrivant, il allait pouvoir compenser les centimètres qui lui manquaient, se hisser au niveau d’un individu normal et, qui sait ? le dépasser pour peu qu’il y mît du talent.
Lors d’une promenade vespérale, Lacase et lui découvrirent un chaton perdu sur un sentier. Sa fourrure étant de trois couleurs (jaune, noir et blanc) ils surent qu’il s’agissait d’une femelle car elles seules sont tricolores. Ils la ramassèrent, l’emmenèrent au château où ils la réconfortèrent à grand renfort de lait et de blanc de poulet. Trouvant la petite bête émouvante, ils l’adoptèrent.
Sir David s’y attacha rapidement et la chatte lui voua une touchante tendresse. Il était loin, le temps où il étranglait l’angora de Mrs. Macheprow. La bête restait blottie à l’intérieur du blouson de daim qu’il passait pour écrire, ronronnant de bonheur. La nuit, elle dormait sous son édredon campagnard. Elle n’acceptait ses repas que de lui, miaulant plaintivement lorsqu’elle avait faim, le dos arqué et la queue droite. Il ne lui donna pas de nom puisqu’il n’avait jamais besoin de l’appeler. C’était « le chat », tout simplement. Cette présence constante lui apportait une quiétude bienfaisante.
Le petit homme songeait qu’il suffit de peu pour rendre la vie attrayante. Le chuchotement de sa plume sur du papier blanc, la respiration de l’animal, des chants d’oiseaux au dehors l’emplissaient d’une paix inconnue jusqu’alors.
La vieille servante ne pratiquait qu’une cuisine insipide et grossière, à base de gros pois et de viande bouillie ; Tom finit par s’y coller. Sa mère l’avait initié à des plats de la Louisiane riches en épices et en sauces brunes. David s’aperçut qu’il raffolait de ces mets relevés. Il prit quelques kilos qui accrurent sa sérénité. Il se fit livrer les vins français chers à la duchesse, apprit rapidement à les apprécier. Il comprit vite la magie de ce breuvage dont le goût variait selon ses origines. Il se piqua au jeu, réclama par téléphone des ouvrages exhaustifs sur les grands crus de rouges et de blancs.
La fuite des jours le guérissait de Victoria. Il y pensait comme l’on pense à une héroïne de roman. Elle habitait ses souvenirs sans toutefois les rendre encombrants. Elle représentait une période tumultueuse de sa vie, très intense et somme toute assez brève. Le destin de sir David se poursuivait, tissé de sentiments nouveaux, d’aspirations qu’il n’avait jusqu’alors jamais envisagées. Dans le fond, ce qui prévalait maintenant dans son existence, c’était une soif de tranquillité inextinguible comme s’il eût été très âgé, soudain, détaché des grands appétits.
En ce matin de juin, radieux, il venait d’entreprendre le chapitre consacré à sa prise de conscience du nanisme et rédigeait ses mémoires avec prudence, soucieux d’expliquer au lecteur ce que peut éprouver un enfant qui se découvre différent.
Il se rappelait sa stupeur le jour où « il avait su » quelle anomalie le coupait à tout jamais des autres.
Des larmes lui venaient rétrospectivement, larmes qu’il n’avait pas versées au moment de la cruelle révélation.
Son impalpable chagrin fut troublé par un bruit de moteur en provenance de l’esplanade du château. Il sut tout de suite qu’il ne s’agissait pas du véhicule d’un fournisseur, à cause du grondement particulier de l’auto. Il se souleva de son siège et eut le temps d’apercevoir une ancienne Jaguar sport, type E, de couleur gris métallisé.
Elle sortit de son champ de vision pour aller stopper à proximité du perron.
Sir David fut irrité à la perspective d’une visite qui allait interrompre son travail. Il déposa le stylo et glissa ses feuillets dans le sous-main.
Le chat, blotti à l’intérieur de son blouson, se prit à ronronner. Ce fut comme une étrange caresse, prometteuse de vie.
Tom avait une manière particulière de frapper à la porte : il donnait un coup de poing dans le panneau et ouvrait aussitôt avec une désinvolture qui déroutait chaque fois son maître.
— Oui ? demanda-t-il.
— Miss Lambeth est ici.
Il fallut quelques instants au nain pour réaliser. Jessie était sortie de sa vie sans y avoir vraiment pénétré. Il adressa un geste maussade au Noir, lequel s’effaça en murmurant :
— Si vous voulez bien entrer, miss.
La jeune fille parut.
— Vous possédez le seul valet d’Angleterre qui n’use pas de la troisième personne, fit-elle en riant.
— Je sais.
Il ajouta :
— Je ne me lève pas pour vous accueillir car je suis plus grand assis que debout.
Sa visiteuse paraissait changée. Elle avait coupé ses cheveux très courts et portait un jean décoré de rivets brillants, ainsi qu’une veste de vison bleu. Il considéra son visage hâlé.
— Vous venez de la montagne ?
— Des Bahamas : Nassau.
— Que souhaitez-vous boire ?
— Du café fort.
Il adressa un signe au domestique qui attendait près de la porte. Lacase s’éclipsa. Le chaton passa la tête par l’échancrure du vêtement de sir David.
— Curieux, murmura Jessie, voilà qui ne vous ressemble pas. Je peux m’asseoir ?
— Pardonnez-moi, votre venue me trouble.
Elle choisit le siège placé de l’autre côté du bureau et tira sur la fermeture éclair de sa fourrure, découvrant un pull rouge qui tranchait sur le bleu du vison.
— Où en êtes-vous ? interrogea-t-elle. La campagne, le château ancestral, c’est une parenthèse ou une vocation ?
— Une manière d’accepter la vie, dit-il.
— Une bibliothèque rébarbative et un chaton vous suffisent ?
— Ils me comblent. Il y a également la forêt : j’aime les sous-bois ; et puis les oiseaux, surtout les oiseaux.
Il leva le doigt :
— Vous les entendez ? Le retour du printemps les rend fous.
— Vous savez que ce sont d’anciens reptiles ?
— Ce qui importe, ce n’est pas ce que l’on a été mais ce que l’on devient, Jessie.
Ils connurent une période assez longue de silence qui ressemblait à une sorte d’offrande mutuelle.
— J’ai appris les déboires de votre nurse, c’est une bien douloureuse tragédie, reprit la jeune fille. Elle a dû et doit encore vous faire souffrir ?
— Je l’ignore.
— Comment cela, David ?
Il frotta ses joues imberbes en rêvassant.
— Voyez-vous, on croit avoir une vie à gérer, et puis on découvre un jour que c’est elle qui vous dirige. Le mouton, vous l’aurez remarqué, précède son gardien, mais en réalité c’est une manière de le suivre. Victoria était tout pour moi, seulement son existence a bifurqué par rapport à la mienne et ce qui nous unissait nous sépare à présent.
— C’est triste, murmura-t-elle.
— Non : terrible, mais irréversible !
— Vous espérez l’oublier ?
— Je ne l’oublierai jamais. Elle aura été l’instant culminant de ma pauvre existence ; cependant, elle est le symbole d’une période à tout jamais éteinte.
L’expression de la jeune fille se fit implorante.
— David, murmura-t-elle, pensez-vous qu’il puisse y avoir une place pour moi dans votre vie ? Je vous aime profondément, totalement, mon obstination vous le prouve. Laissez-moi me glisser dans votre ombre.
— Elle est trop courte, ricana le nain.
— Je me cloîtrerai dans une pièce de ce château pour y attendre votre bon plaisir ; je serai votre esclave, le mot n’est pas trop fort. Vous pourrez me chasser à tout moment. Il est impossible, David, impossible que ma passion pour vous ne recueille que rebuffades de votre part.
Le Noir réapparut, lesté d’un plateau. L’odeur vigoureuse du café embauma la bibliothèque.
— Oh ! Tom, l’interpella sir David, je voudrais votre avis. Miss Lambeth qui, depuis pas mal de temps, me poursuit de ses assiduités, me supplie de la laisser vivre près de moi. Vous n’ignorez pas la confiance que je place en vous, alors que dois-je penser de cette proposition ?
Avant de répondre, Lacase servit le café à gestes professionnels.
— Combien de sucres ? questionna-t-il.
— Aucun, balbutia Jessie, devenue blême.
Il lui tendit la soucoupe. La main de la jeune fille tremblait si fort que la cuiller tomba sur le tapis.
Comme elle n’en avait pas besoin, il la ramassa et la déposa sur le plateau.
— Alors, Tom ? insista son maître.
Le valet regarda Jessie Lambeth avec une insistance cruelle de maquignon. Elle ne lui déroba pas ses yeux.
— Je crois, dit-il, qu’une telle persévérance mérite d’être reconnue. Si la question mariage se posait, je m’abstiendrais de vous conseiller ; mais vous ne risquez rien à faire l’expérience.
La visiteuse lui adressa un hochement de tête pour exprimer sa gratitude. Elle était crispée et son regard devenait brillant.
Afin de dérober son émotion, elle se mit à boire son café brûlant à petites gorgées douloureuses.
Sir David restait perdu dans ses rêveries disparates. Il revoyait, par flashes, ses folles étreintes avec la nurse, leurs aimables forfaits à l’abri du fameux landau, et bien des scènes de meurtres qui tant les amusèrent. Les gens assassinés trépassaient sottement ; la mort les prenait invariablement au dépourvu. Ils ne savaient pas mieux mourir qu’ils ne savaient vivre.
— Si Tom l’a décidé, essayons, soupira-t-il. Il va vous faire visiter le second étage de Green Castle et vous choisirez une chambre à votre convenance.
Jessie se leva, rose d’émotion. Elle s’apprêtait à suivre le domestique, mais se ravisa.
— Oh ! J’ai quelque chose à vous remettre, fit-elle en sortant une enveloppe de sa veste.
— Qu’est-ce ? demanda le nain.
— La preuve que vous pouvez avoir confiance en moi.
Elle quitta la pièce rapidement.
Sir David hésita un moment avant d’ouvrir la lettre : elle l’intimidait.
Puis il s’y décida avec brusquerie.
L’enveloppe contenait un billet de banque de deux mille pesetas taché de sang.