Au début, elle arrivait avec des airs de conspiratrice pour mauvais théâtre : emmitouflée et la tête basse. Et puis, l’habitude l’enhardissant, elle priait les taxis de la conduire à l’adresse d’Olav et pénétrait dans l’immeuble avec une certaine désinvolture.
La force de son amour la soutenait, dissipait ses craintes d’épouse adultère.
Ce jour-là, quand elle sonna, elle fixa au pommeau de cuivre de la porte un petit paquet délicat qu’il n’aperçut pas immédiatement en ouvrant, tant il n’avait d’yeux que pour sa personne. Elle changeait chaque jour de toilette, en achetait de nouvelles le matin qu’elle mettait l’après-midi. Elle les choisissait toujours plus pimpantes, avec des couleurs vives auxquelles elle n’était pas habituée, des fantaisies qu’ignoraient ses anciens couturiers.
— Venez vite ! fit-il d’une voix suppliante.
Son désir était communicatif. Elle se plaqua à lui. A la fin de leur vorace baiser, il aperçut le présent accroché après l’huis.
— Qu’est-ce que c’est ? murmura Hamsun avec un air de fausse innocence.
— Regardez ! il s’empara du cadeau, la poussa à l’intérieur de la garçonnière et referma la porte d’un coup de talon.
Le paquet s’avérait lourd pour son faible volume. Sa gaucherie de jeune homme paralysait ses mouvements. Sottement, il continuait de psalmodier : « Qu’est-ce que c’est ? » avec une incrédulité feinte qui aurait agacé Mary si elle n’avait été amoureuse.
Se décidant à défaire l’emballage, il trouva une gourmette d’or, avec, gravés sur la plaque d’identité, deux mots de quatre lettres : « LOVE MARY. » Des larmes vinrent à cet amant dont c’était le premier « cadeau d’amour ».
Au plus intense de son émotion, l’on sonna à la porte. La marquise se mit à paniquer et regarda autour d’elle instinctivement pour chercher une cachette. Le réduit où l’on serrait le matériel d’entretien fit l’affaire.
— Qui est là ? interrogea le futur architecte d’un ton défaillant.
— Un envoi express pour Hamsun, répondit une voix indifférente.
Le Norvégien fit jouer le verrou qu’il venait de fermer et se trouva effectivement en face d’un postier tenant une immense enveloppe de papier kraft.
— C’est vous, Olav Hamsun ?
— Oui.
— Si vous voulez bien signer ici…
Le stylo à bille se trouvait attaché au carnet du fonctionnaire par une simple ficelle. Le garçon apposa un vague paraphe à l’endroit indiqué par le livreur. L’autre lui remit l’enveloppe. Comme aucun pourboire ne venait, l’employé toucha le bord de sa casquette.
— Merci beaucoup, monsieur.
Olav referma et appela Mary.
— Un livreur, dit-il. Vous avez eu peur, mon amour ?
Elle convint que oui. Alors il dégrafa le corsage de sa maîtresse et baisa les battements fous de son cœur.
Tout à coup, Mary poussa une exclamation qui les désunit.
— Qu’avez-vous ? demanda le Scandinave.
La marquise désigna l’envoi sur le guéridon où l’avait déposé Olav. Il regarda à son tour et vit le nom de John Bentham à la rubrique « expéditeur », Très vite, son émoi se dissipa ;
— Votre époux m’adresse l’ouvrage qu’il m’avait promis sur Green Castle où sa famille possède un château médiéval.
Pour chasser l’angoisse de Mary, il éventra l’enveloppe et en sortit quatre immenses photographies collées sur des supports de carton « artistique ».
Les amants ne s’évanouirent ni ne poussèrent de cris, comme c’eût été le cas au siècle dernier. Ils restèrent blancs et glacés devant ces images indicibles. Une honte insoutenable les saisissait. Leur salacité crûment étalée abolissait en eux toute dignité humaine. Cette frénésie sensorielle qui, lorsqu’ils la libéraient, les rendait orgueilleux de leur passion, devenait ignoble, ainsi exhibée. L’acte sexuel, si noble dans ses débordements, prend un aspect crapulard quand il est perçu par l’œil cruel de l’objectif. Olav et Mary chutaient sans transition de Roméo et Juliette au film hard.
Ni l’un ni l’autre ne pouvait détacher leurs yeux de ces photographies que l’agrandissement rendait davantage impitoyables. Cela ressemblait à un traumatisme violent. Ils se sentaient groggy.
Hamsun réagit le premier :
— Comment a-t-on pu prendre ces photos ? balbutia-t-il.
Il regarda la pièce avec des yeux nouveaux ; ce lieu où ils s’aimaient avec tant d’abandon les avait trahis. Le Norvégien cherchait à percer le mystère. Il alla à l’emplacement de leurs étreintes, l’un des clichés à la main, cherchant à déterminer de quel point de la pièce l’objectif les avait pris. Il trouva celui-ci sans trop de peine. Sa jeunesse reprenant le pas sur son abattement, cette découverte le mit de bonne humeur et il exulta :
— Le voilà ? Il était bien caché, n’est-ce pas ?
Il se pencha sur l’appareil, comprit qu’il était équipé d’un déclencheur à distance et voulut faire part de sa découverte à Mary ; il constata alors que sa maîtresse venait de partir.