Elle séjournait à présent dans une clinique luxueuse de Windsor Castle. Les fenêtres de sa chambre donnaient sur la Tamise. Elle passait des heures, assise dans un fauteuil, à contempler le fleuve.
Immergée dans une ambiance de silence, lady Mary dérivait sur l’onde grise de sa vie pareille à celle qui glissait sans bruit sous ses yeux. Elle s’abîmait dans une prostration pleine de perfidie, perdant lentement contact avec le réel. Elle détestait les visites, qui se limitaient à celles de son époux et de sa belle-mère. Un avis accroché à sa porte signifiait avec raideur qu’elles étaient « formellement interdites ». La mère et le fils tentaient de lui parler, elle écoutait sans les regarder, bloquée dans son mutisme. Un acquiescement de sa part représentait une victoire. Ils avaient amené Robespierre un après-midi, espérant la voir réagir, mais l’initiative n’avait pas été concluante. Elle s’était laissé embrasser par le garçonnet, sans lui rendre son baiser. Lady Muguette qui accompagnait son petit-fils en avait pleuré.
Un bateau noir passa poussivement. Une large bande rouge entourait sa cheminée. Il semblait très vieux, presque exténué. Dans le grand cabinet de travail de lord Jeremy, se trouvait une toile dépeignant à peu près la scène que contemplait Mary. Elle se chargeait d’une plus forte mélancolie.
On frappa à la porte. Comme elle ne répondait pas, on l’ouvrit. La marquise s’arracha à sa prostration pour examiner le visiteur, mais déjà un secret instinct l’avait avertie qu’il s’agissait du nain.
Elle le jugea cocasse dans sa petite pelisse de fourrure. L’air de quelque prince-enfant pour film pseudo-russe. Elle se demanda comment tant de malfaisance pouvait habiter un corps aussi dérisoire.
— Bonjour, chère Mary…
Ils ne s’étaient pas revus depuis l’hôpital.
David s’approcha de son fauteuil et se défit du pardessus qu’il jeta au pied du lit. Après quoi, il s’en fut prendre une chaise.
— Vous savez qu’ils se paniquent, tous, à votre propos. Ils redoutent que vous soyez gravement malade et envisagent déjà les hypothèses les plus stupides. Mais moi je vous « sens », Mary. Mieux : je vous « vis ». Je sais parfaitement à quoi m’en tenir à propos de votre comportement. Vous n’avez plus rien de commun avec eux ; votre mari, vos parents, votre fils vous sont devenus étrangers. Avant votre liaison avec le Norvégien, vous établissiez le prototype des convenances et de la vie honorable tracée au cordeau. Mais votre tempérament a explosé, Mary, vous avez découvert que vous n’étiez que feu et passion. Vous voilà placée devant cette alternative, ma chérie : vous claquemurer en vous-même ou fuir aux antipodes pour tenter de refaire une vie problématique. Moi, je préconise une troisième solution : retrouver votre cuirasse de soie et, derrière elle, vivre la vie qui vous tente.
« Cette dépression qui vous met officiellement en porte-à-faux avec l’existence, est en réalité un masque vénitien derrière lequel vous allez vous dissimuler. Pensez à la griserie que vous ressentirez, Mary. Vous demeurerez Faîtière marquise, mais vous lécherez le sexe des chauffeurs de taxi quand l’envie vous en prendra. »
Il s’animait en parlant, son visage s’était empourpré et sa voix dérapait en bout de phrase.
— Mary très chère, dès aujourd’hui feignez un mieux de votre état et « guérissez rapidement ». Il ne faut pas vous complaire dans une léthargie volontaire qui finirait par devenir une seconde nature.
Il ne la regardait pas mais, tout comme elle, observait le trafic fluvial. L’eau s’irisait de reflets surprenants produits par une luminosité issue du fond de l’horizon.
Le nain n’osait plus faire un geste ni proférer une parole, envahi qu’il était par un trouble enchantement teinté de nostalgie. S’il n’avait été certain de ressentir une passion forcenée pour sa nurse, il se serait cru amoureux de cette femme naguère abhorrée. Il se taisait « avec ferveur », se disant qu’il n’avait que trop parlé au cours de ses deux visites. A présent, le temps des silences était venu. Les mots ne serviraient plus à rien ; s’ils avaient eu une fonction à accomplir, elle devait être terminée.
Plus d’une heure s’écoula en méditation, rompue parfois par le halètement ou la sirène d’un steamer. Puis un médecin entra, flanqué de ses adjoints. Un gros homme couperosé à la calvitie plate et au nez traversé d’une cicatrice ancienne.
Sir David glissa de sa chaise et gagna la porte sans un mot, raflant au passage son pardessus de garçonnet sur le lit.
Il retrouva Victoria sur le parking ; elle l’attendait dans sa petite Hilmann en lisant un roman de Mary Higgins Clark. Sa muette patience lui fit chaud au cœur.
— Comment est-elle ? questionna la nurse.
— Je ne sais pas, avoua sir David. C’est le Sphinx.