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Leurs bagages se trouvaient déjà là quand ils prirent possession des cabines. Ils furent agréablement surpris en découvrant que ces dernières ne ressemblaient pas à celles des bateaux ordinaires. Il s’agissait de véritables appartements, situés au pont Bosphore, le plus élevé. Au lieu des sempiternels hublots, ils disposaient de portes-fenêtres donnant sur un balcon, où deux chaises longues permettaient de prendre des bains de soleil devant l’infini.

Victoria ne pouvait retenir son émerveillement. Jusqu’alors, elle ne connaissait en fait de bateaux que ceux assurant le service entre Hollyhead et Dublin. Elle gardait le souvenir de ferrailles trépidantes qui sentaient l’huile chaude. Là, ce n’était que luxe et harmonie. La cabine se composait d’un salon dans les teintes miel et bleu, délicatement meublé, et d’une chambre avec salle de bains attenante. Les murs des deux pièces s’ornaient de gravures anciennes consacrées à Venise. Rien ne manquait : le Rialto, la place San Marco, le Pont des Soupirs, ainsi que des vues de Torcello et de Burano, aux dentellières magiques.

La marquise les ayant quittés pour visiter son propre appartement, la nurse se laissa tomber à genoux devant David et posa sa joue contre ses parties nobles en murmurant :

— Oh ! sir, tout cela est si merveilleux que ça paraît irréel !

Il profita de la position qu’elle avait délibérément choisie pour dégrafer son petit pantalon et obtenir séance tenante sa première fellation de la croisière.


Ensuite, il la laissa défaire les bagages et s’installa sur le balcon pour suivre l’appareillage, qui constitue toujours un spectacle intéressant.

Très vite, il en vint à sa préoccupation dominante : ses fausses jambes. Il en avait longuement parlé avec Tom, convaincu de la réussite de son invention. Pour lui permettre d’avancer, il avait endossé le chèque de son frère à l’ordre de Lacase, se disant qu’il ne saurait lui trouver meilleur emploi. Il imaginait ce que seraient ses sensations quand il pourrait considérer l’existence un mètre soixante-huit et demi au-dessus du niveau de la mer, se grisait de cette perspective (plongeante). Brave Tom, discret et omniprésent, dévoué jusqu’à la témérité ; il ferait sa fortune, que ce sale nègre le veuille ou non !


Il devina une présence proche. Tournant la tête, il vit survenir Mary sur sa terrasse. Elle avait changé de tenue pour mettre un pantalon et une marinière de laine blanche agrémentée d’un écusson bleu.

Partis d’Heathrow le matin pour Gênes, ils s’étaient fort peu parlé pendant le vol. On aurait dit qu’ils regrettaient de voyager ensemble, à présent qu’ils voguaient.

Sa belle-sœur s’accouda à la rambarde afin de contempler l’effervescence du quai. On entendait les gémissements des treuils sollicités. Des hommes du port, gantés de cuir râpé, attrapaient au vol les énormes boucles des cordages. Les accompagnants demeurés à terre, adressaient d’ultimes grands gestes en criant des mots qu’on ne percevait pas dans le tohu-bohu.

— Une partance provoque toujours un petit pincement au cœur, n’est-ce pas ? lança David à sa voisine.

Elle eut un geste désabusé.

— Cette croisière ne vous dit plus rien ?

— Je ne sais pas, répondit Mary.

— Voulez-vous prendre un drink pour arroser ce départ ?

— Plus tard…

Elle rentra dans sa cabine. Le nain éprouva un étrange sentiment de tristesse, voisin peut-être du remords. De quel droit avait-il saccagé la sage existence de cette femme ? Pour se venger de l’antipathie qu’il lui inspirait ? N’était-ce pas disproportionné en fait de représailles ?

Les sirènes du Venezia ululèrent pour prendre congé de l’Italie.

* * *

David constata rapidement que la croisière l’ennuyait. En la souhaitant, il se faisait une idée fausse de ce qui l’attendait. Il fallait être fou pour choisir un espace clos bourré de gens désœuvrés, quand on est sans cesse en bute aux regards des gamins et des grandes personnes. Chacun de ses déplacements devenait une attraction. Certains piliers de bar échangeaient des propos à voix haute, l’appelant Tom Pouce, des enfants annonçaient son arrivée du plus loin qu’ils l’avisaient : « Voilà le « petit nain » ; à l’un d’eux qui s’enhardissait à lui demander son nom, il répondit : « Pléonasme » ».

Son cauchemar était la salle à manger, à cause du brutal silence qui saluait sa venue. Il décida de s’y rendre au tout début du service. Quand il en partait, le repas battait son plein ; il se plaçait entre les deux femmes, espérant qu’on ne le voyait pas.

Les velléités de gentillesse qui l’avaient assailli lors de son installation laissaient place à une haine généralisée, pleine de fiel et de besoins homicides. Mais il ne pouvait, sur un navire, assouvir ses instincts ; ses forfaits habituels y eussent été promptement décelés.

En outre, ce qui corsait son spleen, c’était la complicité entre ses deux compagnes ; sans parler d’amitié, on devinait chez elles quelque chose ressemblant à de la sympathie.

Elles ne se trouvaient jamais à court de sujet et il leur arrivait même de rire.

Une confuse jalousie s’ajoutait au mal-être du nain. Il perdait de sa frénésie sexuelle. Dans son programme de croisière, il avait accordé une grande place à l’érotisme. Hanté par les photos du studio, il se promettait des joutes amoureuses épiques avec sa belle-sœur. Avait-il assez fantasmé sur le sujet ! C’est pourquoi, son apathie à bord finissait par le plonger dans un marasme douloureux.


Au troisième jour de navigation, le bateau fit escale à Malaga. La veille, David avait prévenu qu’il ne descendrait pas. Victoria et Mary décidèrent de l’imiter.

Dès huit heures, le matin, une agitation emplit le Venezia, réveillant la marquise et ses deux compagnons. Les femmes sortirent sur leur balcon contempler l’accostage. Pour la première fois depuis le départ, un franc soleil embrasait l’Andalousie. Les dômes des églises scintillaient, des barques de pêche ventrues sillonnaient la baie. Les chaînes montagneuses enfermant le site composaient une citadelle d’ombre et de lumière ; ce qui dominait, davantage peut-être que la mer ou le ciel, c’était l’enchantement du matin. On sentait passer des souffles aux odeurs d’épices. La peau subissait d’étranges caresses, ténues comme une haleine d’enfant. Les sons possédaient quelque chose de « soyeux » qui, confusément, dépaysait.

Le nain finit par rejoindre ses amies. Il ne le regretta pas. Ces dernières portaient des déshabillés qui ne celaient rien de leurs formes. Il croyait même discerner leurs poils pubiens à travers les voiles délicats.

Elles ne l’avaient pas vu et échangeaient des propos légers. David sentit revenir son appétit de vivre.

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