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Ils restèrent plusieurs jours enfermés dans leur « maison de poupée ».

Un profond besoin de se terrer comme des marmottes en hibernation les avait saisis. Victoria, parce qu’elle se sentait encore dolente, David, par besoin de se soustraire au monde. Ces journées d’isolement les transformaient en animaux. Le temps n’existait plus. Une pareille vie primaire constituait pour eux une sorte de halte indispensable après la folle existence qu’ils avaient menée. Quand il leur apportait leurs repas, Tom Lacase les scrutait avec inquiétude. Il brûlait de les questionner mais n’osait et hésitait à parler de la situation à lady Bentham, redoutant qu’elle fasse quelque éclat.

Tom filtrait les rares appels téléphoniques destinés à sir David. Il s’agissait, le plus souvent, de son tailleur ou de son bottier car il ne connaissait personne hors du clan familial. A une certaine période, il s’était lié d’amitié avec le fils d’un évêque que son père fréquentait assidûment ; malheureusement il avait surpris une conversation téléphonique du jeune homme au cours de laquelle celui-ci se moquait de lui. Sa désillusion fut telle qu’il voulut supprimer l’impudent en versant un poison-retard dans son scotch. Il avait mal établi la dose car le garçon ne mourut pas mais resta seulement paralysé à vie des membres inférieurs ; ce qui représenta une certaine consolation pour le nain.

En une après-midi de cet an de grâce que nous avons le bonheur de savourer, sir John, l’aîné des Bentham, survint sans crier gare dans la maison paternelle. Lacase répondit à son bref coup de sonnette d’homme pressé.

— Sir David est-il là ? questionna-t-il.

— Dans sa maison privée, oui, Votre Honneur (il accordait cette appellation à toute personne frisant la quarantaine).

— Je dois lui parler ! déclara le marquis en s’engageant dans l’escalier conduisant chez son cadet.

Le domestique n’eut que le temps d’informer son maître de cette visite impromptue.

Elle mit le nain en rage.

— De quel droit ce superbe imbécile viole-t-il notre porte !

— C’est votre frère, plaida la nurse.

Ils n’eurent pas le loisir de disserter sur le sujet : John venait déjà de franchir le souterrain et carillonnait comme un matin de Pâques.

David s’en fut ouvrir à son aîné, lequel resta coi en le découvrant vêtu de sa seule robe de chambre.

— Êtes-vous malade, David ?

— La gorge ! éluda son cadet. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite inopinée ?

— J’ai à vous parler de choses graves.

Le nain désigna un fauteuil à son frère sans avoir vu la délicieuse culotte qui s’y trouvait. Avant de s’y déposer, John cueillit le sous-vêtement entre pouce et index et le présenta au petit homme. David sourit, s’empara du mignon slip et s’en fit une pochette.

— Puis-je vous proposer un verre ? demanda-t-il.

— Sans compliment ! refusa le marquis. Je viens vous parler de Mary.

Le nain acquiesça et attendit la suite.

— Elle a failli commettre une seconde tentative de suicide, reprit John.

— De quelle façon ?

— En vidant un flacon de soporifique dans sa tasse de thé ; par la grâce du Seigneur, notre femme de chambre a surpris son geste et a pu le lui arracher des doigts.

— Et ensuite ?

— Naturellement, elle m’a prévenu. Je n’ai fait qu’un bond jusqu’à la maison.

— Comment est-elle ?

— Disons prostrée. La honte de son acte raté ajoute à sa neurasthénie. J’ai exigé de sa camériste qu’elle débarrasse les salles de bains de tous les produits pharmaceutiques qui s’y trouvent, à commencer par l’aspirine. Puis j’ai alerté son médecin qui va lui dépêcher une garde-malade. On ne peut pas hospitaliser mon épouse à chaque instant ! Qu’en serait-il de notre réputation !

Le petit homme opina. Il se demandait pour quelle raison son aîné venait lui raconter ses malheurs, alors qu’il ne lui avait jamais accordé la moindre attention.

Sa surprise fut de courte durée.

— David, fit le marquis avec un rien d’émotion, vous devenez mon ultime espoir.

— Je ne comprends pas…

— Voyons, reprit John, il y a peu, mère avait envisagé une croisière pour ma femme et vous. Ce projet avait eu l’heur de plaire à Mary, ce fut la seule fois où je la vis s’animer depuis sa première tentative de suicide. Je ne sais trop pourquoi ce projet a capoté. C’est fâcheux, car je suis certain qu’il aurait été salutaire.

— Ma foi, répondit David, j’étais allé lui en parler, mais elle s’est montrée si cinglante avec moi, si railleuse, que j’ai fui sans demander mon reste.

— C’est la timidité qui l’a fait agir ainsi, mon cher frère. Vous connaissez mal Mary : feu et glace. Chez elle, l’hostilité feinte est un système de défense. Cette femme, il convient sans cesse de l’apprivoiser.

Le petit homme écoutait les propos de son frère avec délectation.

— Son inimitié pour moi est si flagrante, objecta-t-il.

— Vous n’y êtes pas. Certes, votre infirmité l’a… heu déconcertée pendant un certain temps…

— Des années !

— En tout cas, maintenant votre personnalité la captive.

— Vous voulez dire mon personnage ! Elle s’attend à ce que l’on m’enferme dans une valise ou que je passe à travers un cerceau de papier comme un chien savant.

— Vous avez une tête de bois, David. Je sais ce que je raconte ! Après cette époque de froideur que vous évoquez, Mary n’aspire qu’à devenir une amie pour vous !

Sur la réplique, les marches de l’escalier menant à la chambre grincèrent et Victoria survint.

Elle portait une jupe très courte et un pull à col roulé noir. Une fois en bas, elle eut une inclination de buste à l’adresse du marquis.

— Bonne après-midi, sir.

L’autre qui, d’une façon générale lui battait plutôt froid se leva pour lui tendre la main.

— Vous êtes ravissante, ma douce amie.

Il était sincère. La nurse avait joliment maquillé sa pâleur, de façon à rendre sa bouche pulpeuse et son regard plus mystérieux. John paraissait la découvrir.

« Ce chien a envie d’elle ! » songea David.

Une pensée homicide le fit frémir, qu’il sut réprimer. « On ne tue pas ses proches ! Sauf cas de force majeure, bien entendu. »

Le marquis dit, s’adressant à la nurse :

— J’essaie de convaincre mon frère de partir en croisière avec lady Mary ; un voyage dans les mers chaudes ne vous inspire pas ? Vous en reviendriez toute bronzée.

Elle détourna la tête :

— Sir David décide.

— Dieu, que voilà donc une femme rêvée ! s’exclama l’aîné des Bentham en riant. Alors, c’est dit, vous embarquez tous les trois ?

— Puisque vous y tenez, mon cher frère, soupira le nain.

Une expression reconnaissante éclaira la grave physionomie de sir John.

— Vous me rendez un fier service, surtout, distrayez-la. Je veux qu’elle s’amuse, s’étourdisse. Mary est une femme trop austère.

Il se tut, puis reprit, affectant une gaîté piteuse :

— Vous m’avez proposé à boire, tout à l’heure, j’accepte volontiers.

— Toujours votre Drambuie-soda ? s’informa David.

— Si c’est possible.

Sans attendre que son amant le lui demande, Victoria alla préparer le drink de « son futur beau-frère ». Celui-ci ne la quittait pas des yeux, guettant, plein de convoitise, les mouvements de sa minijupe. Son cadet s’apercevait de cette concupiscence et réprimait des bouffées de haine.

Lorsque Victoria tendit son verre à John, il s’arrangea pour lui caresser les doigts.

La nurse jeta un regard à son amant dont elle devinait la rage incandescente. Elle fit une mimique apaisante qui dissuada le petit homme de se livrer à quelque éclat.

Afin de prolonger sa visite, sir John but deux autres verres. Après avoir vidé le dernier, il demanda la permission d’user des toilettes.

— Elles sont en dérangement ! dit vivement la nurse.

— Mais non ! protesta étourdiment David.

Son frère leur dit en souriant :

— Oh ! je n’ai pas de grandes exigences.

Il gagna la salle de bains.

Quand il fut sortit, le nain questionna :

— Pourquoi ce mensonge à propos des toilettes ?

— Vous ne voyez pas ? fit-elle.

Son amant tressaillit :

— Ô Seigneur ! quel imbécile je fais !

Ils ne parlèrent plus, attendant avec angoisse le retour de l’aîné.

L’absence de John dura plus que de raison. Lorsqu’il réapparut, il était livide et se déplaçait d’un pas flou. Il portait, tel un lourd fardeau, l’une des photos prises dans la garçonnière d’Olav Hamsun et que David avait, l’après-midi même, scotchée au mur de la salle d’eau. Il voulait conserver ce « trophée » à cause de la folle lubricité qui s’en dégageait. L’image représentait Mary accroupie sur Olav, dos à lui, en train de chevaucher son membre roide. Elle s’y montrait dans un abandon complet : dents crochetées, une main crispée sur chacune de ses cuisses, la scène dégageait une violence érotique extraordinaire.

Sir John fit d’une voix exténuée :

— Je ne comprends pas…

Il s’adressait à Victoria, qui détourna la tête sans répondre.

Alors David prit la situation en main.

— Navré que vous ayez découvert cette chose, Johnny. Reprenez-vous, je vais vous expliquer.

Il donna, avec un maximum de sobriété, sa version des faits : Olav Hamsun, le beau Norvégien, si séduisant par sa grâce et sa jeunesse, avait entrepris la conquête de Mary. Le démon de la quarantaine poussa cette femme si rigide à céder à sa cour pressante. En fait, il s’agissait d’un séducteur qui tirait argent de ses partenaires. Comme il avait rencontré la marquise par David, c’est à lui tout naturellement qu’il avait apporté les photographies compromettantes en échange de cinquante mille livres sterling. David avait payé sans sourciller, espérant préserver l’honneur de sa belle-sœur. Il n’avait pas détruit toutes les odieuses images parce qu’il projetait de se mettre à la recherche de l’infâme pour le confondre. Il avait fallu ce concours de circonstances pour que John trouve ce déplorable document.

Le nain tentait, par son histoire plus ou moins scabreuse, et par l’emploi de mots vidés de leur charge émotionnelle (il qualifiait la photo pornographique de « déplorable document ») de dédramatiser la situation, sans s’apercevoir que son aîné percevait à peine ses paroles. Il tremblait, bredouillait des choses inaudibles et surtout, sans arrêt, se repaissait de la photo. Il était clair que la stupeur ajoutait à la colère et au désespoir. Mary ! La hautaine, la calme Mary se ravalant au rang de catin ! Mary lubrique ! Mary déchaînée ! Mary, la grave dame patronnesse, à califourchon sur le sexe d’un beau jeune homme (sexe plus fort que celui du marquis, et pas qu’un peu !). L’univers s’écroulait pour ce grave juriste. Sa vie, si bellement rectiligne et unanimement approuvée, tournait à l’odieuse bouffonnerie. Pis que déshonoré, il se jugeait complètement ridicule.

Victoria lui mit d’autorité un nouveau Drambuie-soda dans la main ; cette fois ce n’était pas pour le griser mais pour le soutenir. Il le but comme on avale l’eau accompagnant un cachet.

Le couple regardait ce cocu effondré sans ressentir la moindre compassion, d’un œil profondément embêté.

Tout à coup, la nurse se ressaisit. S’approchant de son compagnon, elle chuchota :

— Allez donc chercher un livre dans la bibliothèque de votre père et mettez-y du temps, je vais essayer de le réconforter.

— De quelle manière ? demanda le petit homme, immédiatement jaloux.

Le sourire qu’elle lui adressa endigua ses craintes et il se retira sans un mot.

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