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Après sa mésaventure avec la salutiste, sir David avait décidé de renoncer à sa sarbacane, arme devenue trop compromettante. Il la broya à coups de talon, rassembla ce qui lui restait de fléchettes, mit le tout dans un cornet de plastique qu’il s’en fut jeter du Blackfriars Bridge, lesté d’un pavé pris sur un chantier. Ce geste le rendit mélancolique car il s’était attaché à ce mode d’exécution dans lequel il excellait, nonobstant sa maladresse provoquée par un fâcheux dans Kensington Road. Il se consola en songeant que l’habitude qui semble être l’amie de l’homme, se retourne parfois durement contre lui. Il devait choisir une nouvelle discipline trucidaire ce qui, somme toute, était plutôt grisant. Concernant le trépas de la Herford, il avait opté pour l’overdose d’héroïne.

* * *

Il regarda s’éloigner le quatuor de forbans d’un œil dégoûté. Ces gens s’abritaient derrière un faux pittoresque ; en réalité, ils n’étaient capables que de vider des goussets ou de flanquer un mauvais coup par traîtrise : ils ne possédaient pas le courage du crime et fluctuaient à la lisière en se donnant des allures de bandits.

L’énorme Christina restait accroupie sur l’écœurant matelas de sa déchéance, hoquetant sans arrêt. Elle regardait Victoria avec une incrédulité éperdue, ne comprenant pas pourquoi cette fille qu’elle avait tant fait jouir déployait vis-à-vis d’elle une aussi effroyable cruauté.

Loin d’être touchée par son désespoir, la nurse paraissait savourer son avilissement.

— Madame, lui fit brusquement sir David, vous allez devoir rédiger une petite lettre pour prendre congé.

Il tenait un bloc de papier à la main, demi-format. Le posa au côté de l’obèse.

— Il ne s’agit pas d’en écrire long, rassurez-vous. Les textes les plus brefs sont les plus éloquents.

Il jeta un stylo à bille près des feuilles blanches.

— Mettez simplement : « Qu’on n’accuse personne de ma mort. » et signez.

Elle le dévisageait sans réaliser ce qu’il lui disait.

Il répéta, sur un mode engageant, un peu comme lorsqu’on veut faire entendre raison à un enfant :

— Allez, ma chère ! Allez : exécution ! Si vous n’obéissez pas au vilain nain, vous savez ce qu’il arrivera ? Il arrosera votre vieux sexe abject d’essence et il y mettra le feu ; l’odeur sera atroce, mais quelle magistrale flambée !

Christina dit, d’une voix étrangère, basse et feutrée :

— Mais pourquoi, Victoria ?

Elle semblait obsédée par sa question.

La nurse s’approcha d’elle, se saisit du stylo et le plaça d’autorité entre les doigts de son ancienne amie.

— Écrivez ! intima-t-elle, c’est votre intérêt.

— Mon intérêt ? fit l’autre, hébétée.

Si vous refusez, vous périrez dans d’abominables souffrances.

Un brusque changement s’opéra chez l’obèse. Son côté hagard et défaillant s’effaça d’un seul coup. Elle se dressa sur ses genoux et déclara :

— Vous êtes une damnée garce, Victoria. Une femme perdue ! Je n’écrirai rien, quoi que vous me fassiez !

C’était sa première réaction coléreuse, après tout ce qu’elle venait de subir. Sir David réprima une forte envie de lui donner un grand coup de pied dans la figure ; il se domina parce qu’il ne fallait pas « l’endommager ».

— Mademoiselle, dit-il, ne gâchez pas votre vieille amitié.

— Taisez-vous, avorton maudit !

L’insulte le prit de court. Il jeta à sa maîtresse un regard si pathétique qu’elle jugea opportun d’intervenir.

— Essayons de discuter calmement, Christina.

Elle ne put en dire davantage : son interlocutrice venait de se mettre à la verticale, d’un bond dont on ne l’aurait pas crue capable, et frappait son ancienne amie de toutes ses forces. Elle l’injuriait en cognant, entretenant sa fureur avec des mots orduriers qu’elle n’avait jamais proférés avant cet instant.

La nurse ne parvenait pas à endiguer cette grêle de horions. Le nain tenta de la secourir en saisissant une jambe de la lourde femme déchaînée, mais elle se trouvait dans un tel état qu’il lui semblait vouloir terrasser un éléphant.

Au bout d’un moment, elle administra un direct si violent à Victoria que celle-ci s’écroula, groggy. En tombant, sa tête porta sur un amoncellement de vieux rails et elle resta au sol inanimée et sanglante.

— Infecte truie ! cria sir David.

Un élan le porta auprès de sa nurse. Mais comme il entendait s’éloigner leur victime, il dut la délaisser momentanément pour courir après elle.

La peur rendait la forte personne véloce. Elle ne pensait pas qu’elle était dénudée de sa partie inférieure.

Sir David réalisa qu’avec ses courtes jambes il ne saurait la rattraper. Qu’elle parcoure encore une centaine de mètres et elle déboucherait dans une artère qui, sans être très fréquentée, connaissait néanmoins un peu d’animation.

Alors il s’arrêta, ramassa une pièce de fer dans laquelle il venait de buter et la lança de toutes ses forces en direction de la fuyarde. L’objet était cintré et ressemblait vaguement à un boomerang.

Le temps parut se décomposer. Il attendit dans la pénombre et, brusquement, comme par magie, Christina culbuta et chut dans la boue de cette voie désertée.

Sir David la rejoignit et constata que son arme de jet improvisée venait de lui briser la nuque. Soulagé, mais rendu furieux par l’échec de ses projets initiaux, il retourna auprès de Victoria.

La jeune femme reprenait lentement connaissance. Un ruisselet rouge serpentait sur le sol, Il la secourut de son mieux ; une profonde entaille teignait ses cheveux en un brun visqueux et son mouchoir ne fut pas d’un grand secours, Il parvint à l’asseoir. La clarté pourpre de la lanterne ajoutait au dramatique de la scène.

— Comment vous sentez-vous, ma chérie ?

Elle balbutia quelque chose d’inaudible.

Sir David s’exhorta au calme. Sa situation n’était pas brillante, mais il fallait l’assumer. Il fit le bilan de ses misères : la puéricultrice morte dans l’impasse, Victoria dans l’incapacité de conduire, lui-même ne pouvant manœuvrer une voiture et, pour couronner le tout, quatre malfrats de bas étage qui, dans quelques heures, allaient être au courant de son meurtre ! Il pensa également à ses empreintes qui fourmillaient dans l’entrepôt et jusque sur ce qu’il nommait « le boomerang ».

Il envisagea les suites de l’affaire. Le Yard remonterait la piste sans coup férir. Il serait convaincu de meurtre et jugé, lui, le fils de lord Bentham, ami de la famille royale d ‘ Angleterre ! Lhorreur !

Il était là, planté dans ce bâtiment en ruine ouvert à tous les vents, les mains dans les poches de son vêtement de nabot, plein de crainte, de fiel et de fureur, tragique farfadet du crime cherchant comment s’arracher à ce bourbier.

Tout en réfléchissant, il triturait des pièces de monnaie dans son vêtement.

Ce furent elles qui lui fournirent une solution de salut.

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