Charles Newgate exerçait la profession de kinésithérapeute dans City Road. Il occupait le rez-de-chaussée d’une petite maison d’un étage, peinte en jaune acidulé, dont l’entourage des portes et des fenêtres osait un vert pomme terriblement agressif.
Il s’agissait d’un garçon athlétique à la peau criblée de taches rousses. Ses yeux d’un bleu ingénu donnaient à sa figure poupine une expression de candeur extrême ne correspondant pas à la réalité. Sous l’effort, il dégageait une odeur puissante qui troublait certaines clientes et incommodait les autres.
Marié l’année précédente à une jeune Italienne vendeuse chez Harrod’s, il connaissait une grande félicité car elle venait de lui révéler une maternité en cours.
Il massait la nuque d’une personne généreuse que ses cervicales tracassaient, quand la sonnerie du téléphone retentit.
Il s’excusa auprès de sa cliente et alla répondre. Afin de n’avoir pas à se débarrasser sans cesse des embrocations graissant ses mains, il saisissait le combiné à travers une lavette de tissu-éponge.
— Institut Newgate ! annonça-t-il.
Une voix de femme, jeune, fraîche et mélodieuse, demanda :
— Êtes-vous mister Charles Newgate ?
— En effet. Pourquoi ?
— Ravie de vous entendre, mister Newgate. Je vous annonce que vous venez d’être désigné par le sort pour inaugurer la série de meurtres que nous projetons de perpétrer dans Londres et sa banlieue ces prochains jours.
Le kinésithérapeute pensa immédiatement à une farce.
— Qui est à l’appareil ? demanda-t-il.
— Il est inenvisageable que nous vous donnions ce genre d’indication, vous le comprendrez ? Surtout, ne croyez pas à une vengeance quelconque ; notre sélection s’opère au hasard. Nous vous prévenons par pure correction, afin que vous puissiez organiser votre « après soi ».
« Adieu, mister Newgate. »
On raccrocha.
L’homme aux mains guérisseuses en fit autant. Cet appel téléphonique le déconcertait sans toutefois l’inquiéter. Qu’il fût l’objet d’un canular morbide lui paraissait évident. Il cherchait dans ses relations qui pouvait se montrer capable de cette sinistre plaisanterie.
Il passait des amis en revue, des confrères podologues rencontrés au cours de congrès, avec lesquels il s’offrait deux ou trois jours « d’officine buissonnière » chaque année ; mais son inventaire rapide ne lui proposait aucun drille susceptible de lui jouer ce tour de mauvais goût.
Bientôt, il fut accaparé par le corps adipeux de sa cliente et la vilaine facétie cessa de le préoccuper.
Victoria sortit de la cabine et rejoignit le landau. Sir David s’y était assoupi, bercé par la rumeur grondante de la circulation. Elle sentit son regard s’embuer à la vue d’une telle innocence. Sous le bavolet de dentelle courant autour du bonnet, ses traits revêtaient un abandon angélique.
L’approche de sa nurse lui fit rouvrir les yeux.
— Je crois bien que j’ai dû rêver, fit-il ; nos sommes les plus brefs engendrent souvent des songes aussi intenses que fulgurants.
Il la scruta et reprit :
— Cette communication a dû mobiliser votre énergie car je lis deux petits cernes sous vos yeux, ma très chère. Comment s’est-elle déroulée ?
— Je ne pense pas qu’il ait pris notre avertissement au sérieux.
— L’essentiel est qu’il en parle à ses proches de façon à ce que naisse un début de psychose. Quand nous justifierons notre menace, il y aura bien quelqu’un de son entourage pour en faire mention.
Ils reprirent leur route dans Sloane Street. Quelques gouttes de pluie s’écrasèrent sur la capote.
Pelotonné dans la voiture, le nain admirait cette étrange fille dont le hasard lui avait fait don. Il ne pouvait se rassasier de sa peau, non plus que de son odeur ; cette dernière l’excitait autant que ses formes. Il aurait pu passer des heures, la tête entre ses cuisses, à la humer délicatement.
— Votre idée de neutraliser des gens qui ne nous concernent ni vous ni moi afin de créer la panique est excellente, assura-t-il. De la sorte, lorsque nous nous en prendrons à vos anciens amants, Scotland Yard se sera fait à la certitude que les meurtres n’obéissent à aucune logique. Nous veillerons, pour parachever la chose, à ce que ces disparitions interviennent pendant la pleine lune. Ainsi, une certaine tradition sera-t-elle respectée.
Elle approuva, enchantée. L’un et l’autre se sentaient dopés par la certitude de participer à une grande œuvre.
Les jours suivants, ils firent la connaissance de Charles Newgate ; plus exactement, ils l’observèrent depuis la Rolls du lord. Son identité était « sortie au tirage », sous l’index qu’avait pointé Victoria, les yeux fermés après que sir David eut ouvert l’annuaire téléphonique.
— Cet homme est un sanguin musclé, déclara le cadet des Bentham. Je lui devine un Q.I. moins impressionnant que ses pectoraux.
Ils mirent peu de temps à comprendre que le malaxeur de chairs flasques fonctionnait par routine. Tôt levé, il gagnait le parc voisin, en training rouge et bonnet de laine, pour y pratiquer son footing quotidien.
Ils le trouvèrent irrésistible quand il se mit à sautiller sur place en effectuant des mouvements respiratoires. Sir David, le si disgracié, ne perdait pas une occasion de moquer ses contemporains réputés « normaux » ; lorsque ceux-ci lui semblaient ridicules, ce qu’il ressentait à leur endroit relevait de la gratitude.
Ce matin-là, et tandis que leur premier « élu » cultivait son corps d’imbécile heureux, David, engoncé dans la voiture de son père, opérait la check-list des difficultés que son assassinat présentait. Il songeait combien il est plus aisé de supprimer un individu discrètement plutôt qu’en le projetant dans la rubrique des faits divers.
— De quelle manière aurons-nous la peau de ce drôle ? murmura David.
Victoria Hunt savait sa préoccupation. Quand le petit homme se consacrait à une question épineuse, sa figure se modifiait : regard fixe, mâchoires serrées, léger froncement des narines.
Il aimait résoudre, mais détestait chercher.
Comme chaque fois, comme toujours, elle fut submergée par un élan de compassion.
— Le dilemme est le suivant, réfléchit-elle tout haut : il doit périr sans que, bien entendu, nous soyons présents. Voilà qui nous conduit tout droit à un engin explosif, sir.
— Peut-être, admit-il, mal convaincu.
Là-bas, le kinésithérapeute accomplissait des extensions avec rotations du torse.
— Ce que j’aimerais lui casser la tête, soupira le nain.
Elle ne répondit pas car une idée germait dans son esprit.
Elle devenait inventive au contact de son « maître ».
— Avez-vous remarqué que notre homme, pour l’exécution de certains exercices, prend appui sur la main courante métallique cernant l’aire de jeux ?
— Et alors ?
— Voyez, sir, la longueur de cette rampe : elle se prolonge jusqu’au jardin botanique que nous apercevons sur la droite.
— Ce qui vous induit à quelle conclusion ?
— Qu’un fort courant électrique passant par cette barre de fer le foudroierait !
Un sourire de contentement égaya enfin la figure jusque-là crispée de David.
— Excellent !
Puis comme c’était un homme de réflexion, il objecta :
— Seulement il faudrait un groupe électrogène bien puissant pour générer ce courant mortel.
— Je ne pense pas, répondit-elle. Regardez cette ligne à haute tension dont on perçoit le bourdonnement au-dessus de nos têtes.
— Rien ne vous échappe, mon cœur, exulta David. Cela dit, il sera délicat de connecter un branchement ligne-rampe.
— Ce n’est pas certain, dit-elle.
Elle lui révéla son plan, et l’admiration qu’il lui portait s’accrût.
Quand ils furent de retour dans leur appartement d’amoureux, ils eurent une communication avec lady Muguette, sur la ligne interne. La duchesse prévenait son fils que Mrs. Thatcher, l’ancien Premier ministre de Grande-Bretagne, venait prendre le thé à la maison et qu’elle manifestait le désir de serrer la petite main de leur cadet. Cette éminente personne, d’assez forte constitution, éprouvait de la sympathie pour les êtres handicapés et entendait la leur témoigner. Peut-être s’agissait-il là d’un réflexe politicien destiné à amadouer l’électorat, en toutes circonstances et en tous lieux ? L’honorable femme s’acquittait de ce pensum (si c’en était un) avec infiniment de charme.
Tout en passant un « bleu croisé » protocolaire, David fulminait car il détestait les mondanités. Victoria tentait de le calmer, lui montrant que sa naissance le contraignait à des corvées de ce genre, mais il rageait de plus belle. Il haïssait les femmes fortes qui, prétendait-il, sentent la choucroute froide et la poudre de riz de méchante qualité.
Quelques années plus tôt, il avait copulé avec une énorme prostituée aux chairs molles ; loin d’en tirer du plaisir, il s’était pris à vomir entre ses seins d’ogresse et avait dû se contenir pour ne pas la tuer.
Quand il fut prêt, avec une brillance oléagineuse dans le cheveu et une touche de parfum parisien sous les oreilles, il téléphona au secrétariat de l’ancien Premier ministre en se faisant passer pour la police et dit qu’on venait de trouver Mr Thatcher (car il en existe bel et bien un) mort de crise cardiaque dans une boîte d’homosexuels de Soho. Il ajouta qu’on devait mander de toute urgence celle que le monde entier connaît sous le sobriquet plaisant de « Dame de fer ».
Lorsqu’il se présenta chez ses parents, après le franchissement du souterrain, l’ancien chef d’État en jupon partait précipitamment, à la suite d’un appel de son bureau.
La duchesse Muguette, pourtant perspicace, oublia de suspecter son second fils d’être à l’origine de ce thé écourté.