— Dieu soit loué, vous avez repris des couleurs, ma chérie ! déclara lady Muguette à sa bru. Je suis heureuse de vous voir en meilleure forme.
— Merci, mère, lui répondit Mary d’une voix encore dolente.
Elles se trouvaient dans le salon de la marquise, une pièce pompeuse et sans âme, dont la seule originalité résidait dans une collection d’éventails anciens enfermés en des cadres trapézoïdaux.
— John a longuement parlé au professeur Mösché. Il préconise avec force que vous effectuiez un voyage ou un séjour dans une contrée propre au dépaysement.
— Cela ne me tente guère, avoua lady Mary.
— Vous pourriez partir avec une amie ?
— En ai-je seulement ? soupira la jeune femme.
— Si vous croyez n’en pas avoir, ce serait une occasion de vous en faire, déclara lady Muguette que le côté asthénique de sa belle-fille indisposait.
En maîtresse femme, elle supportait mal la faiblesse d’autrui. De voir sa bru aussi désenchantée faisait naître en elle une certaine irritation. Mais devant l’air perdu de Mary, sa pitié reprit le dessus :
— Naturellement, John ne peut vous accompagner au moment où il procède à une extension de son étude. Je sais que vous ne prisez guère la compagnie de votre famille. Moi-même je dois rester à Londres puisque vous me confiez la garde de Robespierre et le duc n’est pas au mieux de sa forme…
Il y eut un temps mort, puis Mary murmura :
— Vous pensez que sir David accepterait de venir s’ennuyer avec moi ?
Lady Muguette sursauta :
— David ! Mais j’avais cru comprendre que vous ne le portiez pas dans votre cœur ?
La convalescente eut un pâle sourire.
— Ce serait peut-être l’occasion de nous mieux connaître, mère ?
Le peintre hocha la tête à plusieurs reprises, comme si cette suggestion la précipitait dans l’effarement.
— Vous avez dû remarquer à quel point il s’est entiché de la nurse : il n’accepterait jamais de s’en séparer.
— Eh bien, il l’emmènerait, murmura Mary. Cela vous ennuie de le questionner à ce propos ?
— Pas le moins du monde ; mais je vous préviens qu’il sera abasourdi par votre proposition. Et où aimeriez-vous aller, Mary ?
— S’il accepte, il choisira notre destination, ce sera la moindre des choses.
De retour en son hôtel particulier, la duchesse appela son cadet et le manda de toute urgence. Il expliqua à sa mère qu’il achevait ses exercices de musculation et qu’il devrait se doucher avant de se présenter devant elle. Comme il s’agissait d’une personne qui détestait les tergiversations, elle répliqua qu’il n’avait qu’à demeurer chez lui et que c’était elle qui allait venir.
En maugréant, le petit homme s’épongea et passa un peignoir pour boxeur nain.
Sa mère avait dû courir dans le souterrain car elle fut là en un clin d’œil. Contrairement à ce que craignait son fils, elle semblait de belle humeur.
— Mon cher David, commença-t-elle avec une excitation qui évoquait celle des commères de quartier, je suis porteuse d’une requête qui va vous laisser « baba »[7].
D’une traite, elle lui résuma son entretien avec Mary. Ce qu’entendant, le nain fut saisi d’une jubilation si intense qu’il ne put la contenir.
— Cela vous rend gai ? s’étonna la duchesse.
— N’est-ce pas cocasse, mère ? Vous n’ignorez pas le mépris dans lequel m’a tenu cette femme depuis son arrivée dans notre famille. Et voilà que, brusquement, elle rêve d’aller en des lieux enchanteurs avec moi !
— Avec vous et Victoria, compléta lady Muguette.
— Pas possible !
— Elle me l’a assuré sans la moindre réticence.
Du coup, sir David devint grave.
— Intéressant, murmura-t-il, parlant à soi-même.
— Elle vous laisse décider de la destination, si vous consentez à l’accompagner.
— C’est trop de délicatesse, mère.
L’artiste contempla le visage de son rejeton et ne put se défendre à cet instant de l’admirer. Il émettait des radiations qui le nimbaient. Dans son peignoir blanc, il évoquait une toile de Fra Angelico.
— Est-ce un « non » franc et massif ou bien souhaitez-vous réfléchir à cette proposition ? demanda-t-elle.
— Réfléchir ! se récria David. Réfléchir ? Mais j’accepte, mère ; et de grand cœur.
— Eh bien ! j’aurai tout vécu, assura-t-elle.
Elle hocha la tête.
— Vous avouerai-je, David, que tout cela m’effraie un peu.
— Pour quelle raison, mère ?
— J’éprouve une sensation de vertige, un peu comme lorsqu’on monte à bord du grand 8 à la fête foraine.
— Je ne vois pas bien ce que vous entendez par là, mère, car chez les Bentham personne n’a jamais goûté aux plaisirs d’une fête foraine.
— Petit con ! murmura la duchesse, oubliant que son cadet parlait parfaitement le français.
Elle questionna, le masque crispé :
— Vous avez déjà une idée quant au lieu de ces vacances inopinées ?
— Parfaitement, mère : j’aimerais que nous fassions une croisière.