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Privé de Victoria, il trouva que le temps n’avait plus la même densité. Le vide de ses jours lui causait une angoisse morbide. Il se sentait seul dans le monde et fragilisé.

Les après-midi, il se rendait à la clinique où il avait droit à une courte visite. C’était pour lui l’unique instant positif, et encore sa brièveté causait-elle à sir David plus de nostalgie que de bonheur. Cette situation, heureusement fugace, lui démontrait à quel point il tenait à cette fille. Sans elle, son existence se serait flétrie à jamais.

Il eut la vague tentation d’aller « neutraliser » quelque visiteurs de la Tour de Londres ou du British Muséum ; mais, cette sorte de chasse au gibier humain ne le stimulait plus, privé de son égérie.

Pour ne pas demeurer seul, il prenait ses repas chez le lord, son père. Lady Muguette était très accaparée par son exposition qui battait son plein et remportait un franc succès. Il y avait toujours des convives, le soir : critiques d’art, directeurs de galerie, membres du département des Beaux-arts… La Française était surexcitée par ces projecteurs braqués sur elle.


Ce jour-là au moment du lunch, elle prévint son cadet que le duc d’Édimbourg allait venir prendre le thé avec son père. Les deux hommes s’étaient liés d’amitié pendant la guerre de 39 et entretenaient des relations qui, pour être espacées, n’en restaient pas moins cordiales.

David se demanda pourquoi lady Muguette l’en informait car, habituellement, elle le mettait peu au courant de leurs mondanités.

— Vous souhaiteriez que je vienne lui présenter mes devoirs ? questionna-t-il.

— Grand Dieu non ! repartit vivement sa mère.

Alors il comprit que, bien au contraire, elle ne voulait pas qu’il se montre. Il en conçut un regain de haine désespérée et s’enferma dans un mutisme buté. Réalisant qu’elle l’avait vexé, la duchesse changea de sujet :

— Au fait, vous êtes-vous mis d’accord à propos de la croisière envisagée avec Mary ?

Il secoua la tête.

— Je ne pense pas qu’elle se fasse, mère, car je soupçonne Mary de n’en avoir guère envie. La perspective d’embarquer sur un paquebot de plaisance avec un individu aussi caricatural lui donne à réfléchir.

Elle détestait l’entendre parler de la sorte.

— Réfléchissez, mon garçon, c’est elle-même qui a émis le désir de prendre des vacances en votre compagnie.

— Elle aurait préféré un chalet de montagne à une croisière trop peuplée.

— Ne soyez point acerbe ; elle s’est déclarée d’accord pour la croisière. Je crois que vous la considérez comme quelqu’un qui vous est hostile, alors que je la sens, moi, pleine d’intérêt pour votre personne.

Il hocha la tête et ne tarda pas à quitter la table.

* * *

Il avait ordonné à Tom Lacase de le prévenir de l’arrivée du prince consort, ce que fit scrupuleusement le valet.

Il existait, entre la maisonnette de sir David et la construction qui lui succédait, une sorte de no man’sland en friche d’à peine cinquante mètres carrés. Dans son enfance, le cadet des Bentham aimait à y jouer. Les mauvaises herbes étaient si hautes et lui si petit qu’il s’y cachait aisément. Il avait remarqué que cette zone morte composait un paradis pour les escargots. A ses yeux, la prolifération de ces gastéropodes sur l’infime terrain tenait du miracle. Il s’amusait à leur couper les cornes, opération difficile car elles sont rétractiles.

David retourna sur ce faible territoire où il ne se risquait plus depuis une vingtaine d’années. Les ronces gagnaient sur l’herbe ; le petit pêcher qui déjà végétait à l’époque était mort, mais continuait de se dresser dans ce bout de jardin inculte.

Le nain se mit à la recherche des bestioles ; il n’en trouva pas. Avaient-elles déserté ce lieu trop exigu ? Il se souvint qu’on était en hiver et que les escargots hibernent. Il fut déçu.

Comme il allait quitter le terrain « fou », il avisa un rongeur mort dans l’herbe. Il s’agissait d’un rat fraîchement trucidé par un chat du voisinage, lequel s’était contenté de le décapiter.

David recueillit l’écœurante dépouille dans son mouchoir et rentra.

Vingt minutes plus tard, le rat sans tête trouva une sépulture provisoire dans la poche d’une gabardine doublée de cashmere appartenant à l’époux de la reine.

Cette innocente farce requinqua momentanément sir David.

* * *

Le surlendemain, Tom et lui se rendirent à la clinique pour y chercher Victoria.

Ce fut jour de fête. Le nain avait envie de crier sa joie et trouvait presque ses contemporains sympathiques, lui qui tant les haïssait. Victoria avait piteuse mine : blafarde, les traits tirés, elle paraissait n’être que faiblesse. Soutenue par Tom, elle se traîna jusqu’à la Rolls-Royce dans laquelle ils l’allongèrent à demi.

Lorsqu’ils arrivèrent dans leur petite maison, elle s’émut en constatant que David l’avait pratiquement emplie de roses thé, fleurs dont elle raffolait. Ils lui ôtèrent son manteau et la couchèrent sur le canapé qui faisait face à la cheminée où grésillait doucement un feu de boulets. A la demande de son maître, Lacase ouvrit une bouteille de Champagne millésimé pour trinquer au retour de la blessée. Le bonheur du nain était si vif qu’il pria le Noir d’en boire une coupe avec eux. C’était la première fois qu’il se comportait de la sorte avec un domestique, lui si distant avec le personnel.


Quand Tom fut parti, David sortit de son secrétaire un petit paquet scellé à la cire et le posa sur le ventre de sa compagne.

— Qu’est-ce ? demanda-t-elle, confuse.

— Pourquoi me poser la question quand vous avez la réponse entre les doigts !

Elle défit le luxueux emballage qui enveloppait un écrin de cuir rouge, ouvrit celui-ci et poussa un cri de surprise en découvrant une bague composée d’un énorme saphir entouré de diamants aux mille feux.

— Seigneur ! fit-elle, comme dans les mauvais drames.

— Ma chère, chère Victoria, dit sir David, j’ai l’honneur de vous demander votre main et vous prie d’accepter cette bague de fiançailles en gage de l’immense amour que je vous porte.

Elle resta coite, comme étourdie par la stupeur. Malgré les promesses de son amant, elle n’avait jamais cru qu’il l’épouserait. Quand il lui arrivait d’espérer, aussitôt une vague de scepticisme balayait son bonheur.

En tremblant, elle dégagea le bijou de son écrin pour le passer à son doigt. Il lui allait à la perfection.

— J’ai subtilisé l’un de vos anneaux fantaisie pour que l’orfèvre en prenne la mesure avec son triboulet, expliqua son compagnon.

Elle ne pouvait parler, l’émotion lui nouait la gorge. Un long moment elle demeura en contemplation, son annulaire dressé.

Il la jugea pathétique. On avait rasé une partie de ses cheveux à l’endroit de la blessure et cette mutilation passagère modifiait passablement son personnage, lui donnait confusément un aspect de femme soldat.

— C’est trop, balbutia-t-elle. Je crois que je vais mourir de bonheur.

David ressentit quelque gêne. Il lui semblait vivre un méchant feuilleton ; thème : le « Prince et la Bergère ». Il possédait d’une façon aiguë la notion du ridicule et s’irritait de la reconnaissance des pauvres devant les largesses que leur concèdent les riches.

Pour ajouter à son supplice, Victoria se mit à arroser la bague de larmes abondantes qui, pour être venues du cœur, ne lui en semblèrent pas moins déplacées.

Agacé, il alla se préparer un gin-orange dans la kitchenette car il préférait cette boisson au Champagne. Il commençait à la savourer quand le téléphone interne fit entendre son soyeux vrombissement.

Il décrocha. La voix aigre de Mrs. Macheprow annonça que deux inspecteurs de Scotland Yard étaient là, qui demandaient à le rencontrer.

— Je viens, répondit-il flegmatique.

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