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— Nous allons loin ? demanda Olav Hamsun.

— Une vingtaine de miles, répondit nonchalamment sir David. Vous êtes pressé ?

Le Norvégien rougit comme une fille et tarda à répondre.

— Peut-être avez-vous un rendez-vous ? risqua le nain.

L’autre acquiesça.

— A quelle heure ?

— Quatre heures.

— Rassurez-vous, nous serons de retour.

Il occupait un rehausseur à l’arrière de la voiture depuis qu’un gazetier impitoyable avait écrit dans une feuille satirique : « Une Rolls-Royce vide s’arrête dans Charles Street, le cadet des Bentham en descend ». A la suite de cette féroce plaisanterie, le nain utilisait ce siège qui le surélevait, le plaçant à hauteur normale.

La circulation, dense sur cette route insuffisamment large, les empêchait de rouler vite. David ne s’en plaignait pas, ayant à charge de tenir l’amant de sa belle-sœur éloigné le plus longtemps possible de son domicile.

— Comment trouvez-vous notre campagne anglaise ? demanda-t-il.

— Conforme à ce qu’en attend un étranger, sir. On se croirait, malgré les voitures, dans un livre de Dickens.

Il détaillait les métairies à colombages, au toit de chaume ou de tuiles rondes, les haies bien taillées, les animaux de ferme évocateurs des tableaux du xixe siècle. Un froid sec déposait un serti blanc sur les arbres et les haies. Il ne faisait pas soleil à proprement parler, pourtant le ciel restait haut et s’éclairait de traînées lumineuses.

Sir David qui regardait son invité murmura :

— Vous êtes décidément très beau, Olav.

Le Norvégien eut une brève courbette pour le remercier du compliment.

— Ôtez-moi d’un doute : vous portiez bien un collier de barbe lorsque nous nous sommes rencontrés ?

— En effet.

— Pourquoi l’avez-vous rasé ?

Un rien rendait l’étudiant écarlate.

— Il ne lui plaisait pas ? insista David, Les femmes ont des avis partagés sur la question ; je parie que ma belle-sœur est réfractaire à la barbe !

Il rit devant l’embarras de son invité. Hamsun, s’enhardissant, questionna brusquement :

— Vous ne cherchez plus à lui nuire, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que non, mon cher. D’ailleurs le mot nuire est démesuré. En fait je ne complotais qu’un vilain tour. Mary, pardonnez-moi de ternir l’image que vous en avez, est une femme orgueilleuse, cinglante envers ceux qu’elle n’aime pas et dont je fais partie. Que voulez-vous, son classicisme ne s’accommode pas de mon nanisme. Elle est de cette caste qui méprise les Noirs et se méfie des juifs ; une authentique lady, en somme.

Olav ne sut que répondre. Au bout d’un silence, il murmura :

— Puisque la mauvaise farce que vous aviez ourdie ne tient plus, je vais quitter mon appartement.

— Rien ne presse, assura le nain.

— Il n’y a aucune raison que je sois à votre charge, sir.

Il y a cent raisons pour qu’un homme fortuné de naissance s’intéresse à un jeune étudiant étranger. J’ai loué votre logement avec un bail d’un an, occupez-le pendant cette période. Quand pensiez-vous rentrer en Norvège ?

Le jeune homme murmura :

— En vérité, je n’y songe plus beaucoup ; je caresse même l’idée de compléter ma formation en Angleterre.

— Pourquoi pas ? murmura David.

— Il y aurait des questions de permis de séjour…

— Sûrement faciles à arranger, mon ami : la Norvège n’appartient pas au tiers-monde. Votre exquise blondeur est le meilleur des vade-mecum.

Ils se turent pendant le reste du trajet.

* * *

L’hostellerie du Cerf Couronné se trouvait en bordure de forêt.

Cette grande maison du xvie siècle avait connu des fortunes diverses avant de devenir un établissement réputé. L’homme qui veillait à ses destinées, un nobliau grassouillet passionné de bonne chère, avait eu l’excellente idée d’y reconstituer une cuisine prétendument médiévale, à base de pâtés d’herbes et de venaison. Le dépaysement était garanti, aussi les Londoniens accouraient-ils en foule, heureux de faire découvrir cette auberge à leurs petites amies faciles à éblouir.

Le Norvégien fut intéressé par la vieille construction à laquelle des architectes respectueux du passé avaient conservé tout son jus. La monumentale cheminée de la salle à manger, avec sa hotte basse et ses énormes landiers de fer forgé abritait en permanence un feu de bûches qui semblait avoir été allumé au temps d’Olivier Cromwell et répandait plus de lumière que de chaleur.

Olav Hamsun prisa fort le vénérable mobilier ainsi que les tableaux engoncés dans d’énormes cadres moulurés.

On leur avait réservé une table devant une fenêtre aux vitres dépolies et l’hôte les accueillit avec des bolées d’un breuvage sirupeux qu’il assura être de l’hydromel.

Comme le nain fréquentait volontiers ce restaurant, il y possédait une chaise apparemment semblable aux autres, mais dont le siège était plus haut d’une vingtaine de centimètres. Un barreau supplémentaire permettait à sir David de s’y jucher sans peine. Cette discrète initiative de l’aubergiste faisait que le petit homme appréciait l’endroit.

Il commanda le menu « typique » qui offrait l’avantage de durer plus longtemps que les autres. Olav n’accepta qu’un demi-verre de vin blanc de Moselle, sous prétexte qu’il ne supportait pas l’alcool En réalité (et David le comprit), il tenait à retourner lucide à Londres pour y honorer Mary.

Ce Scandinave sympathique brûlait d’amour. Il irradiait. À tout instant, son regard partait vers l’infini et il abandonnait la conversation pour dédier une pensée embrasée à sa maîtresse. Cet état second agaçait son hôte qui finit par lui en faire la remarque :

— Un peu de patience, mon cher. Êtes-vous à ce point épris que vous en oubliiez ma présence ?

Hamsun balbutia quelques plates excuses et fit des efforts pour se montrer attentif.

— Vous voilà l’amant de ma belle-sœur et je vous fête comme un ami, sans me soucier de l’honneur fraternel, reprit le cadet des Bentham ; mon attitude est pour le moins déroutante, ne trouvez-vous pas ?

Le malheureux galant bafouillait à en perdre toute contenance. Afin de le laisser se remettre, le nain lui déclara qu’il avait oublié un médicament dans la voiture.

Il rejoignit la Rolls au volant de laquelle Tom Lacase dormait avec application. L’excellent garçon ne s’alimentait jamais pendant ses heures de service, fussent-elles inoccupées. L’arrivée de son petit maître le réveilla en sursaut. D’instinct il rajusta sa cravate et sortit de son carrosse afin d’ouvrir la portière à sir David.

— Un simple coup de téléphone à donner, prévint celui-ci.

Il s’installa et décrocha l’appareil logé dans l’accoudoir médian, se félicitant d’avoir conseillé à Victoria de prendre le portable. La nurse répondit presque instantanément.

— Comment vont les travaux ? demanda-t-il.

— Vite et bien, assura-t-elle.

— Je vous préviens que Mary a rendez-vous avec notre Viking à quatre heures.

— Ce sera terminé bien avant.

— Êtes-vous certaine qu’on ne verra rien ?

— Jo a trouvé une cachette géniale.

— Le déclenchement pourra vraiment s’opérer à distance ?

— Mon cousin garantit que sa commande peut être efficace à plus de cent mètres.

— Il ne peut travailler au flash. Comment seront les clichés si ces tourtereaux ferment les rideaux ?

— L’appareil est équipé d’une pellicule spéciale, un minimum de lumière suffira.

— Mais si…

Pour la première fois depuis le début de leurs relations, elle marqua quelque humeur.

— Sir, nous faisons l’impossible. Si l’opération devait s’avérer blanche, nous la réitérerions.

— Je ne veux pas qu’elle soit blanche ! déclara cet être capricieux avant de raccrocher.


On avait déjà commencé de les servir. En garçon bien élevé, Hamsun attendait le retour de son hôte devant un gratin évasif, de couleur verdâtre.

Ils mangèrent silencieusement. Le mets avait un goût indécis ; assez plaisant mais difficile à déterminer. L’hôtelier vint apaiser leur curiosité en expliquant qu’il s’agissait d’une tourte aux orties, agrémentée d’œufs de caille hachés avec de la graisse de bacon. Il leur raconta qu’entre deux veuvages provoqués, le bon roi Henry VIII raffolait de ce plat. Forts d’un tel précédent, les deux convives s’en délectèrent.

— Un grand amour a quelque chose d’intimidant, assura David ; il est émouvant de constater à quel point il vous accapare. Vous donnez l’impression d’être envoûté, cher Olav.

Le grand niais eut un sourire, comme sur les tableaux certains anges de la Renaissance.

— Je le suis, avoua-t-il avec une expression désarmante.

— Cette femme doit posséder quelque chose d’exceptionnel pour vous mettre dans un tel état ?

— Elle est sublime ! s’écria le Norvégien. Son abandon est pathétique ; lorsque je la prends, sa figure devient celle de la passion.

Le nain eut un sourire doux et complice.

« S’il voit son visage, c’est qu’ils laissent de la lumière », songea-t-il avec soulagement.

Ce repas quelque peu étrange se poursuivit sans qu’Olav prît trop garde aux spécialités « médiévales » qu’on leur servit. En homme très jeune qui découvre l’amour, il ne parlait que de ce féroce bonheur qui, tout à coup, changeait les données de son existence. Il s’exprimait librement, mais sans impudeur, trop émerveillé qu’il était par son aventure pour pouvoir en taire les aspects les plus intimes.

Ebloui, il racontait sa belle avec les mots les plus vrais, soucieux de la présenter à David « telle qu’il la voyait ». Au fur et à mesure qu’il la décrivait, l’âme du nain s’assombrissait. Chacune des confidences reçues rendait plus vertigineux l’abîme de misère qui gâchait sa pitoyable vie. Il demeurait anéanti devant les préparations stupides qui continuaient de déferler sur leur table en grand apparat ridicule.

A la fin, il craignit de craquer. Pour réagir, se réconforter, il se mit à songer aux gens qu’il avait décidé de tuer : les amants passés de Victoria.

D’évoquer ces inconnus le rasséréna. Il devait tenir bon : il avait une œuvre à accomplir.

David fit signe au sommelier de remplir les verres.

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