Victoria eut une nuit agitée. Une forte fièvre la faisait délirer. Le nain resta assis en tailleur sur son oreiller, la regardant avec une certaine inquiétude. Lui qui ignorait le remords, il regrettait de ne l’avoir pas conduite à l’hôpital dans la soirée. Son farouche égoïsme avait pris le dessus sur toute notion d’assistance à la fille qu’il prétendait aimer.
En la voyant secouée de frissons, en l’écoutant proférer des mots sans suite, il prenait l’engagement de l’emmener dans une excellente clinique de la ville et d’appeler à son chevet un spécialiste des traumatismes crâniens.
Parfois, il caressait le corps de sa compagne de la main posée bien à plat pour ne rien perdre de sa chaleur, de sa douceur, ni du grain délicat de sa peau.
Une sorte d’âcre émotion lui nouait la gorge à la pensée qu’elle souffrait peut-être d’une fracture du crâne et pouvait mourir là, sur leur couche d’amour. Il n’osait imaginer ce que serait sa vie sans elle. Le vide sidéral dans lequel sa disparition le précipiterait.
A un moment donné, elle émit des cris de terreur. Il distingua des lambeaux de phrase : « Non, père ! Non, non, non ! » Ses pieds remuaient comme en une fuite quasi immobile.
Sir David lui bassina le front avec un linge imbibé d’eau de Cologne et lui chuchota des paroles tendres. Elle parut réagir à ces attentions. Elle ouvrit les yeux, lui sourit. « Chéri… » balbutia-t-elle d’une voix heureuse. Ce simple mot rasséréna un peu David qui espéra de toutes ses forces un rétablissement miracle. Elle finit par s’endormir vraiment, alors il éteignit la lampe à abat-jour jaune et continua de la veiller dans l’obscurité.
Aux premières heures du matin, il réveilla une fois encore Tom Lacase en lui expliquant que l’état de miss Hunt lui paraissait préoccupant. Le Noir le rejoignit sans tarder. Il jugea effectivement la situation inquiétante.
— Nous allons la mener à l’hôpital, déclara David.
— Ce serait imprudent de notre part, sir, objecta le domestique. Mieux vaut commander une ambulance.
Son maître se rendit à ses raisons. Il téléphona à sa mère, lui expliqua qu’au cours de la nuit Victoria avait fait une chute dans l’escalier, que son état semblait alarmant et lui demanda conseil concernant un endroit réputé où la conduire. La duchesse l’assura qu’elle allait s’en occuper et lui dépêcher Mrs. Macheprow pour préparer la jeune fille à une éventuelle hospitalisation.
Elle raccrocha et murmura dans sa langue maternelle :
— Si cette pétasse pouvait au moins crever !
Ce vœu pieux ne devait pas être exaucé.
A la clinique où la nurse fut admise, on diagnostiqua un traumatisme crânien nécessitant une mise en observation d’une semaine. Sir David quitta l’établissement complètement désemparé, se demandant de quelle façon il allait franchir cette période. Rencogné dans un angle de la voiture, il examinait la nuque de Tom ; une vague envie de le supprimer le taraudait. Il supportait mal que son serviteur ait repoussé « la prime » qu’il lui proposait. Si les valets se mettaient à jouer les hommes d’honneur, où allait-on ? Un type engagé pour être battu ! Il rêva de son assassinat ; se dit que rien n’urgeait ; ce garçon pouvait lui rendre bien des services encore.
Comme ils approchaient de Charles Street, il eut l’idée de rendre visite à sa belle-sœur ; il pria Lacase de modifier leur itinéraire.
En arrivant à Hampstead, il aperçut Mary qui sortait d’une librairie. Il la jugea pâle et amaigrie ; de grands cernes creusaient son regard. La jeune femme tenait à la main un livre protégé par une jaquette publicitaire.
— Laissez-moi là ! ordonna-t-il à Tom.
— Où devrai-je vous attendre, monsieur ?
— Je n’ai plus besoin de vous.
Une chose l’agaçait venant de son domestique : le fait qu’il ne lui parlait jamais à la troisième personne. Il lui en avait fait le reproche en différentes occasions, chaque fois le Noir lui présentait ses excuses mais reprenait presque aussitôt le vouvoiement, si bien que David qui, par ailleurs, était satisfait des prestations de Lacase, avait renoncé à lui faire entendre raison.
Il quitta la voiture et emboîta le pas à Mary. Il n’avait d’yeux que pour sa croupe et ses longues jambes. Il aimait la convoitise sexuelle, ce fabuleux préambule à l’amour.
Sir David la fila jusqu’à sa demeure, ne la rejoignant que lorsqu’elle eut sonné à la porte. Elle eut un sursaut en le voyant :
— Vous me suiviez ?
— Depuis la librairie seulement.
— Pour quelle raison ?
— Je sais que vous détestez vous donner en spectacle ; ce qui aurait été un peu le cas si vous aviez cheminé au côté d’un nabot.
La femme de chambre ouvrit. Mary entra chez elle avec brusquerie.
— Vous permettez ? s’enquit David, car, d’après l’attitude de sa belle-sœur, il aurait pu en conclure qu’elle ne le souhaitait pas.
— Naturellement.
Elle défit son manteau de lainage et le tendit à la camériste, puis elle gravit l’escalier rapidement.
Parvenue au premier, elle pénétra dans un salon de musique où elle s’isolait volontiers pour jouer du hautbois, instrument qu’elle avait pratiqué dans l’orchestre de son collège.
Elle ouvrit un coffret de marqueterie et prit un marron glacé enveloppé dans du papier doré. C’était Sa Grâce, la duchesse Muguette qui les lui avait rapportés de France sachant qu’elle en raffolait.
— C’est la première fois que je vous prends en flagrant délit de gourmandise, remarqua son beau-frère.
— Vous me connaissez si peu, fit la marquise.
Il en vint à leur projet de voyage en commun.
— Mère vous a fait part de ma proposition de croisière ?
— Oui, et je trouve que c’est une bonne idée. Quel genre d’itinéraire proposez-vous ?
— Peu importe, ce qui est agréable dans l’affaire, c’est le bateau, non les escales. Débarquer dans un site dépaysant en compagnie d’une horde d’imbéciles uniquement stimulés par leur appareil photographique ne m’a jamais beaucoup tenté.
— Ces mêmes imbéciles, vous les avez à bord, dans un contexte plus réduit.
— A bord, ma chère, nous aurons des cabines et nous en disposerons à notre gré. Toutes les folies seront à notre portée ; les jours et les nuits se confondront. Nous passerons notre temps à faire l’amour et à dormir. Ce sera un plaisir intarissable, Mary. Cette évocation me met en érection.
Elle sourit.
— Je commence à croire que votre existence n’est qu’un interminable coït, David.
— Bien faible compensation à ma disgrâce, soupira le nain.
Elle lui coula un long regard perspicace.
— La cruauté vous aide à vivre ?
Il faillit s’insurger, mais fit patte de velours.
— Ma vie ne serait acceptable qu’à travers une totale résignation ; or je ne me résignerai jamais à accomplir ma durée dans un corps d’enfant. J’en veux à la terre entière de ma petitesse. Dieu ne s’est pas comporté en gentleman avec moi.
Ils restèrent un moment silencieux. Puis il s’approcha de sa belle-sœur et passa la main sous ses jupes, la regardant bien dans les yeux pour chercher à percer ses sentiments. Mary ne broncha, ni ne cilla.
— Vous me laisseriez lécher votre sexe ? lui demanda-t-il.
Elle eut un léger sourire qu’il ne sut déchiffrer.
— Si vous en avez un vif désir…
— Cette caresse ne vous tente pas ?
— Il m’est difficile d’envisager ce que j’éprouverais, le cas échéant.
— On risque l’expérience ?
— Pourquoi non ? Auparavant, veuillez fermer la porte à clé, il arrive à mon fils d’entrer sans crier gare.
David fit ce qu’elle lui demandait et revint à elle. Elle s’était mise debout, les jambes légèrement écartées.
Il défit sa jupe et s’interrompit pour admirer ses cuisses duveteuses. Avec une dévotion quasi religieuse, il fit descendre son slip de soie. Puis baisa doucement la toison de la jeune femme.
— Vous avez la bouche à la hauteur de mon sexe, fit-elle d’un ton sérieux, votre cas n’est pas si grave !
Sir David poussa un étrange cri de mouette et se précipita sur la porte que, dans sa fureur, il eut du mal à ouvrir.