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Elle entra sans bruit. Quand il la vit, il prit peur devant son expression hagarde. Victoria, tout à coup, ressemblait à ce qu’elle serait probablement vingt ans plus tard. Des rides venaient de l’agresser comme si elles eussent été une maladie foudroyante. Son front si pur, si lisse ordinairement, se plissait, des pattes-d’oie marquaient ses yeux. Mais le plus impressionnant restait sa pâleur qui rendait sa peau translucide. L’on croyait déceler le réseau des veines en filigrane.

— Chérie ! s’écria David, instantanément bouleversé.

Dans son imperméable ciré, on eût dit quelque fille en détresse cherchant la Tamise pour s’y jeter.

Il enserra ses jambes et se pressa contre elle, farouchement inquiet mais tellement soulagé qu’elle soit là !

Elle se mit à claquer des dents convulsivement. Alors il versa une rasade de Drambuie dans un verre et l’obligea à l’avaler. Puis il la fit asseoir sur le canapé et la reprit dans ses petits bras, s’abstenant de la questionner car il respectait son « blocage ». Le couple demeura longtemps immobile, blottis l’un contre l’autre dans la posture de certains animaux sur le qui-vive.

Au bout de leur silence, Victoria chuchota d’une voix lasse :

— Je n’ai pas pu.

— Racontez-moi, mon amour…

— Je le voulais tellement, et puis ça m’a été tout à fait impossible.

— De quoi parlez-vous ?

— De mon père.

— Comment, votre père ?

— Je suis allée le voir pour le tuer. J’ai passé des heures devant son bar sans pouvoir entrer, et quand j’y suis parvenue, je l’ai découvert à moitié ivre dans son estaminet. Il m’a à peine reconnue…

— Pourquoi cette démarche, chérie ? Ne vous avais-je pas proposé de le supprimer ? A l’époque vous aviez refusé.

Elle haussa les épaules :

— Je devais le faire moi-même.

— Pour quelle raison ?

Elle s’écarta de David afin de pouvoir le fixer.

— Il m’a violée lorsque j’avais à peine dix ans. Cela a duré jusqu’à ce qu’il quitte son foyer. C’est un être abject, l’homme le plus vil qui se puisse rencontrer. Si je vous disais tout…

Elle se tut ; son regard parut insoutenable à son compagnon.

— Expliquez ! ordonna le nain.

— Pendant que ma mère travaillait, il arrivait à la maison, les jours où il n’y avait pas classe ; il amenait des amis. Ils étaient tous plus ou moins soûls et abusaient de moi à tour de rôle.

— Vous ne m’en avez jamais parlé, reprocha David.

— Pensez-vous qu’une telle horreur soit avouable à l’homme qu’on aime ?

— Lorsque je vous ai demandé la liste des gens avec lesquels vous aviez fait l’amour, vous ne l’avez pas mentionné.

— Mais parce que c’était mon père, sir. Vous entendez : mon propre père ! Et aussi parce que c’était un viol ! Notre mariage approchant, je me suis mis dans l’idée qu’il fallait détruire ce monstre avant de vous épouser. Ce soir, quand vous êtes partis au palais, j’ai décidé d’agir mais je n’ai pas pu. Je lui parlais, je le regardais et ma détermination fondait. Pourtant, il me caressait les cuisses sous la table. Malgré cela, je m’en suis retournée, désespérée. Après une telle révélation, vous n’allez plus vouloir de moi, n’est-ce pas ?

— Il habite le quartier de Wapping ?

Elle acquiesça.

— Allez chercher la Hilmann au garage, ordonna-t-il sèchement.

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