Après l’insolent départ de son fils, la duchesse était restée pétrifiée, face à ses deux invitées. L’attitude inqualifiable de sir David mettait en son cœur une envie de mourir. Elle n’imaginait pas que l’infirme se rendrait coupable d’un tel manquement aux usages, lui qui, jusqu’alors, les avait toujours observés scrupuleusement.
Le premier, le lord renoua le fil rompu de la conversation.
— Il ne paraissait pas très en forme, ce soir, laissa-t-il tomber, je l’ai trouvé tendu ; ne serait-il pas malade, ma chère Muguette ?
— C’est très probable, admit l’artiste peintre.
Elle fit face aux dames Lambeth ; des larmes troublaient son regard.
— Je suis anéantie, fît-elle. Comment pourrais-je vous prier de l’excuser ?
La baronne Carla éclata de rire :
— Ma bonne amie, nous sommes latines, vous et moi, donc moins formalistes que nos chers Britanniques. Il est normal que ce garçon, averti de l’objet de notre rencontre, en montre de l’humeur.
Sa fille intervint à son tour.
— C’est moi qui l’ai poussé à bout, fit-elle, et je m’en repens. Puis-je vous demander de ne pas lui en faire grief ?
J’aimerais, avec votre permission à toutes deux, régler personnellement cet incident. Dès demain je lui écrirai.
Soulagée par la manière dont ses convives prenaient la chose, lady Muguette les remercia pour leur compréhension et veilla à ce que la fin du dîner se déroule dans une ambiance plus détendue.
Victoria se leva de très bonne heure. Conséquence de son métier qui nécessitait bien des interventions nocturnes, son subconscient était comme équipé d’un réveille-matin. Il lui suffisait de décider l’heure à laquelle elle devrait recouvrer sa lucidité pour que, le moment venu, elle fût instantanément animée et disponible.
Elle glissa hors de leur couche et gagna sans bruit la salle d’eau.
Lorsqu’elle fut prête, elle laissa un message à sir David, l’informant qu’elle partait mettre au point le dispositif dont elle l’avait déjà entretenu.
Elle prit un taxi et se fit conduire au siège de la B.B.C. où travaillait un sien cousin avec lequel elle conservait des relations espacées mais néanmoins affectueuses. Jo Camden occupait un poste de technicien et menait une existence sans heurt dans un pavillon de banlieue semblable à mille autres. Il possédait femme, enfants, petite aisance, et s’en satisfaisait. Il aimait son métier, son jardinet noirci par les usines avoisinantes, sa voiture dûment toilettée, le parti travailliste où il militait depuis toujours et, plus que tout le reste, sa petite cousine Victoria qu’il convoitait stoïquement, sachant bien que jamais il ne se permettrait avec elle un geste, pas plus qu’une parole équivoque.
Au cours de son appel téléphonique de la soirée, il lui avait donné rendez-vous dans un pub proche des studios. Elle le trouva en train de boire une bière dont la couleur lui souleva le cœur.
— Que diable puis-je bien faire pour toi ? demanda Jo. Tu as des problèmes ?
— Un seul, que tu devrais pouvoir résoudre car il est d’ordre technique.
Elle serra la vérité au plus près, racontant à son cousin que le fils de son employeur avait épousé une gourgandine dont il souhaitait divorcer. Comme cela se passait dans la haute société, il convenait d’agir de façon feutrée. Pour ce faire, l’infortuné époux voulait détenir la preuve incontestable de son infortune afin de couper court aux chicaneries des hommes de loi, toujours retors et roués, qui s’enrichissent à rendre interminable le plus simple des procès.
Après ce préambule, elle exposa la manière à laquelle « l’on » avait songé pour obtenir la preuve de l’adultère. Il fut vaguement éberlué par la tactique élaborée qu’on lui soumettait. S’il n’avait été aussi fervent admirateur de Victoria, il aurait probablement formulé des objections, des réticences, mais ce regard couleur d’iris lui asséchait la gorge.
Il entra de plain-pied dans le petit complot et fit même semblant de protester lorsqu’elle insista pour lui remettre de la part « du mari » une enveloppe contenant cinq cents livres sterling « pour les frais ».
Il assura à sa jolie cousine qu’il pourrait bien se rendre libre le lendemain entre midi et trois heures, mais que, selon son estimation, le « travail » ne prendrait pas autant de temps.
Elle le récompensa d’un baiser plus appuyé qu’il n’était nécessaire en s’efforçant de surmonter le dégoût que lui causait son haleine chargée de bière aigre.
A son retour, elle fut heureuse de constater que sir David dormait toujours. Il occupait une posture singulière dans le lit, couché sur le dos, ses courtes jambes relevées comme les pattes d’un chien faisant le beau.
Elle prit place dans un fauteuil et contempla l’énorme sexe du petit homme que son inconscience ne privait pas de ses formes démesurées.
Ce spectacle la plongeait toujours dans une sorte de félicité grisante. Cet être anormal la captivait. Elle se retint de saisir le formidable phallus, préférant laisser aller David au bout de son sommeil.
Il eut une sorte de plainte animale et se dressa d’une secousse sur son séant. Ses cheveux collés à son front lui donnaient l’aspect de quelque buste romain.
La même plainte revint, qu’on eût dit de souffrance. Victoria n’avait pas encore compris à quoi elle correspondait. Quand elle l’interrogeait à propos de ce cri, il paraissait stupéfait, si bien qu’elle cessa de chercher une explication.
— Vous êtes déjà habillée ? demanda-t-il d’une voix engourdie.
Elle éclata de rire et se mit à relater sa démarche du matin.
— D’où sort ce cousin ? gronda-t-il, aussitôt sur le qui-vive.
— De mon passé, plaisanta la jeune femme. Mais rassurez-vous, sir, c’est un garçon de tout repos.
— Est-il bien prudent de mêler un tiers à nos histoires ?
— Celle-ci est somme toute vénielle. De quoi s’agit-il ? De photographier un flagrant délit d’adultère. Ce ne sera pas la première fois ; la plupart des agences de police privée puisent leurs ressources dans ce genre de sport.
Sa bonne humeur eut raison de l’inquiétude de sir David.
— Cet homme qui vous prête son aide, est-ce un ancien amant, Victoria ?
Elle se figea :
— Sir, je vous ai énuméré ceux qui l’ont été. Vous me faites beaucoup de mal en doutant de ma parole.
Cet emportement le soulagea, il lui saisit la main qu’il embrassa à plusieurs reprises avec une fougue de gamin.
Fendant ce transport, un vilain souvenir se présenta à la mémoire de la jeune fille. Elle s’assombrit, faillit révéler à David son brutal tourment, mais elle refusa de ternir leur bonheur et demanda furtivement à Dieu de lui accorder l’oubli.