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Ils mirent un mois à trouver « l’oiseau rare ». Pour cela, ils explorèrent les cours d’art dramatique, les bars proches des théâtres, les écoles de peinture, les modélistes spécialisés dans le vêtement masculin et jusqu’à des body-building centers.

En fin de compte, ils découvrirent « leur homme » alors qu’ils ne le cherchaient pas : sur la rive de la Tamise non loin de Waterloo Bridge. Il se tenait au bord du fleuve, assis en tailleur dans un peu de soleil, à réciter des vers de Joseph Brodsky :

La Tamise en aval gonfle comme une veine.

Les steamers de Chelsea hululent gravement.

Le nain et sa nurse furent brusquement saisis par la réelle beauté de ce garçon blond. Il portait un jean agrémenté d’une fausse ceinture de cow-boy provenant d’un magasin de surplus américains, un pull ras du cou d’un noir usé, un blouson de cuir râpé et les inévitables baskets crasseuses et mal lacées sans lesquelles la jeunesse actuelle ne saurait marcher.

Miss Victoria poussait son landau, vaillamment. Elle vit le récitant et ressentit une déconcertante émotion.

— Intéressant, n’est-ce pas ? fit le nain.

Il tirait sur son cigare des goulées rapides dont il rejetait aussitôt la fumée sans la laisser transiter par ses poumons.

La nurse balbutia :

— Je me demandais si…

— Moi également, ma chère. Vous voulez bien repasser devant lui ?

Après quelques pas, elle fit demi-tour, puis ralentit en se rapprochant du « sujet » pour le détailler. Celui-ci devait être grand, à en juger par ses longues jambes repliées. Une barbe de quelques jours (entretenue à la tondeuse) donnait à son visage une fausse maturité.

En apercevant le surprenant équipage, il s’arrêta de déclamer et sourit à la nurse.

— On promène bébé ?

Elle acquiesça, tout de suite effarouchée.

Le jeune type questionna :

— C’est un prince du sang que vous véhiculez dans ce petit carrosse ?

— Presque, répondit-elle.

Il s’exprimait avec un léger accent qu’elle n’arrivait pas à localiser.

— Et vous n’avez pas d’escorte ?

— A quoi bon ?

Elle subit ses yeux intenses, très noirs, qui contrastaient avec la pâleur des cheveux et de la barbe.

— Par les temps actuels, est-il prudent de balader un héritier sur les bords de la Tamise ?

— S’il est capable d’assurer sa sécurité, pourquoi pas ? demanda sir David.

Cette voix masculine provenant du landau fit tressaillir le garçon blond. Il se releva d’un bond et, curieux, s’approcha de la voiture. En découvrant le visage d’homme sous la bonnette empesée, il ne cacha pas son ahurissement. Son incompréhension était si cocasse que la nurse se prit à rire.

— Ça signifie quoi ? dit-il.

— Que je suis un nain, mon cher, commenta son interlocuteur. Un mètre zéro quatre, qui dit mieux ?

L’étranger hocha la tête.

— Du diable si je m’attendais à une chose pareille, marmonna-t-il, mi-enjoué, mi-vexé.

— De quel pays êtes-vous ? fit Bentham. Je ne parviens pas à situer votre accent.

— Je suis norvégien, d’Oslo, étudiant en architecture. Mes examens passés et réussis, j’ai pris une année sabbatique avant de plonger dans la vie active. Je viens de visiter tour à tour l’Italie et la France.

— Vous voyagez seul ?

— C’est la meilleure façon d’acquérir des langues et des idées, répondit-il.

— Vous pensez séjourner longtemps en Grande-Bretagne ?

— Environ trois mois si mes subsides me le permettent.

D’instinct, David et Victoria se sourirent. Ce qu’ils entendaient les comblait : il était beau, intelligent semblait-il, et sans grandes ressources.

— Où demeurez-vous ?

— J’ai une chambre dans un foyer d’étudiants.

Le gentil Norvégien pouffa :

— Il n’y a pas d’autres mots pour qualifier le réduit qui m’a été dévolu et dont l’ameublement se compose d’un lit de fer et d’un portemanteau.

Il revint tout à coup au sens des convenances :

— Mon nom est Olav Hamsun.

— David Bentham, fit ce dernier en écho.

Il tendit sa main courte et potelée à l’étranger qui la prit à contrecœur.

Leurs regards se mêlèrent un instant.

Un remorqueur poussif remontait le fleuve dans un halètement exténué. Des oiseaux cendrés virevoltaient au-dessus de son sillage en piaillant désespérément.

— Est-il exact que vous soyez prince ? demanda Hamsun.

— Fils de duke seulement.

Le jeune Norvégien éclata de rire :

— Ce n’est déjà pas si mal. Comment dois-je vous appeler ?

— David, tout bonnement, repartit le nain.

Il consulta sa montre.

— Êtes-vous libre pour dîner ?

— La liberté est ma plus grande richesse.

— En ce cas, je vous invite.

— Je crains que ce ne soit possible, fit le garçon, car je n’ai aucun vêtement qui me permette d’accepter une invitation dans votre milieu, David. Les hardes qui m’attendent au foyer ne valent pas mieux que celles-ci.

Le « bébé » eut un geste désinvolte qui fit briller les diamants ornant le boîtier de sa montre.

— La belle affaire, nous prendrons notre repas dans ma garçonnière qui communique avec notre résidence de famille.

Son interlocuteur retrouva le beau sourire mis en valeur par un bronzage ramené probablement de son périple italien.

— L’existence est une aventure, assura-t-il.

Ils se mirent en route. Au bout d’un instant, leur nouvelle relation demanda la permission de pousser le landau sur ce sol plus ou moins défoncé ; mais la nurse refusa et fut presque vexée par cette proposition.

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