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Le nain reprit conscience aux premières lueurs de l’aube. Par la baie aux rideaux tirés, il vit le ciel indigo dans lequel se pourchassaient de mutins nuages blancs. Il souffrait d’un fort mal de crâne et des nausées grondaient dans son corps.

Il tenta de clarifier ses pensées, ce n’était pas aisé. Des sentiments violents et confus se bousculaient dans son esprit.

— Vous êtes réveillé, sir ? fit la voix unie de Victoria.

David tourna la tête et l’aperçut, assise dans un fauteuil, le pied posé sur une chaise. Un bandage lui enveloppait la cheville.

Il comprenait de moins en moins la situation. Puis des lueurs d’entendement éclairèrent son esprit. Il se revit dans la cabine voisine face à Mary avec ce regard qu’il ne lui avait jamais vu. N’avait-elle pas déclaré qu’elle s’apprêtait à le supprimer ? La chienne qui, non contente de tromper honteusement son époux, voulait de surcroît tuer son frère !

Il murmura :

— Et elle ? en ponctuant d’un mouvement de tête vers la cloison séparant les deux appartements.

— Morte ! murmura sa compagne.

Son expression stupéfaite amena un sourire sur ses lèvres. Elle lui narra par le menu les péripéties de la nuit. Il l’écouta sans l’interrompre, passant de la fureur devant la froide détermination de sa belle-sœur à l’émotion au récit de l’intervention in extremis de Victoria.

— Je vous dois la vie, murmura-t-il.

Il y eut un instant ineffable au cours duquel ils prirent conscience de la réalité et de la force de leur amour.

— Vous êtes ma femelle ! dit David d’un ton pénétré.

Puis, revenant au problème de l’instant :

— Comment ont réagi les autorités du navire ?

— Le mieux possible, surtout lorsque j’ai expliqué que lady Bentham avait fait naguère deux tentatives de suicide et que le but de cette croisière était de lui changer les idées.

— Magnifique ! approuva le nain. Qu’allons-nous faire maintenant ?

— Tout à l’heure nous ferons escale à Arrecife. La police espagnole montera à bord pour une enquête de routine. Ensuite nous débarquerons et prendrons un vol pour Londres.

— Et… la marquise ?

— Le commandant n’a pu me préciser. Son retour nécessitera des formalités fastidieuses mais, dans quelques jours, son corps sera rapatrié en Angleterre. J’ai pu joindre votre mère par téléphone satellite. Quelle maîtresse femme ! Elle a encaissé la nouvelle sans broncher.

— Elle n’a jamais raffolé de sa bru, assura David.

Il se leva pour gagner la salle de bains, titubant plus que ne l’y contraignaient les mouvements du bateau. Sa douche lui redonna vigueur ; il s’habilla avec soin et partit à la recherche du pacha.

* * *

En découvrant son corps, David se demanda pourquoi sa belle-sœur portait des plaies à l’avant et à l’arrière du crâne. Mais le commandant, conscient de cette anomalie, avait trouvé une explication : la marquise s’était d’abord fracassé la tête contre un cabestan pour terminer sa chute sur le rebord de la coque dont l’effet fut celui d’une hache.

Il écouta ces déductions avec une dignité toute britannique, en approuvant du chef.

Le nain ne détachait pas son regard du cadavre allongé sur une civière pliante. Une intense allégresse s’emparait de lui. Cet ultime face-à-face ressemblait à celui qu’ils avaient eu au cours de la soirée précédente, à cela près qu’il tenait à présent « le couteau par le manche ».

La mort l’enlaidissait. Ce visage saccagé aurait pu être celui d’une quelconque poivrote miséreuse. Les parties non entamées bleuissaient, du sang séché laissait des traînées sinueuses qui partaient des oreilles et du nez pour former au-dessus de sa poitrine un delta carmin.

Le plus terrible résidait dans le regard : son œil gauche à demi fermé, laissait filtrer un trait blanc comme sur certaines affiches de films d’horreur, tandis que le droit restait exorbité et braqué vers l’infini.

Il remuait les lèvres pendant sa contemplation et le commandant, croyant qu’il priait, sortit du faible espace servant de morgue. « Douce Mary et fieffée garce, chuchotait David. Vous voici réduite à moins que rien par votre faute. J’eusse aimé vous enfoncer mon énorme membre dans le con et vous faire hurler de jouissance, mais peu importe. Vous fûtes belle et altière ; vous emportez dans la tombe une figure de cauchemar, marquise-gorgone ! Femme si fière dont, aujourd’hui, la vue soulève le cœur. Quelle serait la réaction de votre archange norvégien s’il vous voyait ainsi ? Il se sauverait et irait tremper son sexe dans l’alcool pour le guérir de vous avoir pénétrée ! Votre mort est une fête ! Merci de me fournir encore des raisons de vous haïr dans le triste état où vous vous trouvez. Quel dommage que vous ne soyez point tombée dans l’Atlantique où mille poissons vous eussent dévorée et déféquée ! Mais je saurai me contenter de votre présente charogne comme ultime souvenir. Amen ! »

Il retint un signe de croix, s’inclina, et rejoignit l’officier occupé à se recoiffer devant la glace d’un lavabo qui passait par là.

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