Ils prolongèrent la promenade dans les allées que, décidément, le soleil honorait de sa présence. Ils se sentaient légers, comme délivrés d’un obscur fardeau.
Le fils du duke Bentham songeait que Victoria était jolie ; il en retirait une confuse et inexplicable fierté. Il n’éprouvait pour elle aucun sentiment particulier, si ce n’était la sympathie découlant de leur connivence. Il n’avait jamais conçu d’amour pour personne ; à ses yeux, les individus se répartissaient en deux groupes : ceux qu’il aurait volontiers supprimés et ceux qui lui étaient indifférents. Il tolérait ces derniers par manque d’animosité, simplement. Victoria jouissait donc d’un statut d’exception puisqu’il prisait sa compagnie. Il lui plaisait de la prendre à tout bout de champ, sans que la moindre passion ne participe à l’affaire. Elle lui apportait un certain réconfort, un délassement plutôt, qui lui devenait peu à peu indispensable.
Tandis qu’elle poussait sa voiture, il admirait son doux visage pâle, sa bouche toujours entrouverte sur des dents éclatantes. Certes, comme beaucoup de Britanniques, elle était légèrement prognathe, ce qui, curieusement, ajoutait à sa joliesse. Sir David aimait la couleur rare de sa peau, le fin duvet d’or couvrant ses joues, son nez mince et droit, ses pommelles un peu hautes et ses cheveux châtain clair auxquels ne mêlaient des mèches vraiment rousses.
Davantage que ses qualités physiques, il appréciait l’intelligence frémissante de la jeune femme. L’attachement fanatique qu’elle lui vouait confortait son assurance si chèrement acquise. Ses parents s’étaient employés à le confronter aussi peu que possible aux enfants de son âge, pour que soit moins écrasante sa différence, aussi avait-il eu des précepteurs, puis des professeurs privés. Ce mode d’instruction offrait un avantage qui prévalait sur ses carences ; il permettait au sujet de se consacrer à fond aux matières pour lesquelles il ressentait de l’inclination. Ainsi, il brillait en latin, anglais et langues étrangères, savait à fond l’Histoire britannique, se passionnait pour la géographie, l’électricité, les lettres modernes et faisait des échappées sur la médecine. Son nanisme l’avait conduit à cette matière tout naturellement ; il cherchait à discerner s’il était d’origine génétique, métabolique ou endocrinienne. Il lisait beaucoup, désertait le roman pour des textes plus arides. Ignorant tout du sentiment amoureux, il fuyait les récits consacrés à cette réaction obscure.
Miss Victoria s’aperçut de l’examen soutenu dont elle était l’objet de la part de sir David et se risqua à questionner :
— Pourquoi me fixez-vous ainsi, monseigneur ?
— Je suppose que vous avez fait l’amour avec d’autres hommes, miss ?
Elle perdit contenance, rougit beaucoup et répondit d’une voix pâle :
— Sans doute.
— Avec combien ?
Cet interrogatoire abrupt la mettait au supplice. C’était la première fois que sir David abordait pareil sujet. Comme elle ne répondait rien, il ironisa :
— Il y en a eu tellement que vous ne puissiez les dénombrer ?
La nurse se racla la gorge, fit un effort :
— Disons deux ou trois, sir.
— Deux ou bien trois ? insista-t-il.
— En vérité, il y en a eu trois, s’enhardit Victoria.
Le sourire incertain du nain se précisa :
— Racontez-moi votre premier coït, voulez-vous ?
— Cela me gêne beaucoup, sir.
— Pourquoi ? C’est là une chose tellement naturelle.
Elle poussait le landau avec énergie, mais ce véhicule très spécial se maniait difficilement à cause de son poids.
— L’un de mes condisciples m’avait invitée à dîner chez lui en compagnie d’autres camarades. En réalité, il s’agissait d’un petit complot et je fus seule au rendez-vous. Il me fit boire et je lui cédai. Je ne conserve de cette expérience qu’un souvenir désagréable ; trahison et maladresse n’avaient rien de romantique.
— Le deuxième ? s’informa David.
— Ce fut une femme, sir : mon professeur de puériculture à l’école professionnelle de nurses.
— Intéressant.
— Assez. Ma nature profonde ne me portait pas sur les personnes de mon sexe, mais sa passion et ses initiatives compensèrent largement mes réticences envers l’homosexualité.
Il allait en exiger davantage, mais elle secoua la tête :
— Je vous saurais gré d’interrompre cet interrogatoire, sir, il n’est pas facile à une femme de répondre à ce genre de questions quand elles lui sont posées par l’homme qui la fascine.
Cet aveu lâché spontanément dérouta le petit être. Jamais encore le couple n’avait qualifié leurs rapports.
Il prit une pose détendue et cessa de s’intéresser à sa nurse.