Victoria Hunt ne fit aucune difficulté pour reconnaître le meurtre de son père. Elle passa des aveux complets. Sa version des faits ne différait de la réalité que sur l’essentiel : sa culpabilité. Pour le reste, elle s’en tint à la vérité. Elle révéla les sévices sexuels que l’ancien policier lui avait fait subir. Au moment où son mariage avec sir Bentham fut décidé, une irrésistible pulsion la poussa à anéantir son géniteur afin d’exorciser le passé.
La veuve Hunt, interrogée par la police, corrobora les dires de sa fille. Elle n’ignorait rien des agissements incestueux de son époux ; leur existence en avait été brisée, à l’une et à l’autre.
Ni pendant l’instruction, ni au procès, David ne se manifesta. Quand une commission rogatoire l’interrogeait, la chose se passait chaque fois dans la demeure familiale où il était flanqué d’un illustre avocat. Il se réfugiait dans cette attitude de semi-débile adoptée dès la première visite policière. Son valet de chambre l’assistait dans ce rôle ingrat et se comportait en tout point comme si son maître eût été un malade mental. Quant à Victoria, nul ne s’en préoccupa. On lui commit un défenseur d’office qui ne devait jamais devenir un maître du barreau. Grâce à la maîtrise de lady Muguette, l’affaire ne connut aucun retentissement notoire. Lord Bentham qui s’enfonçait de plus en plus dans le brouillard (il faisait de l’hypertension artérielle) l’ignora. Son fils aîné, de par sa position de juriste, aida beaucoup sa mère à banaliser et à étouffer ce « regrettable incident ».
Il est probable que la nurse s’en serait mieux tirée si elle n’avait pratiqué ces horribles mutilations sur le corps de Jack Hunt. L’ablation de ses organes et l’usage qu’elle en avait fait pour l’étouffer révélaient un naturel sadique qui pesa lourd dans la balance de la justice, Le jury la déclara coupable avec circonstances atténuantes, cependant la gentille nurse fut condamnée à dix ans de réclusion. Elle n’écrivit pas une seule fois à son petit amant. Il leur semblait, à l’un comme à l’autre, que leur ardente histoire s’était irrémédiablement interrompue à la suite d’un fatal court-circuit. Ils éprouvaient un sentiment de vide vertigineux.
Bien avant le procès, lady Bentham envoya son fils à Green Castle pour qu’il soit inatteignable.
Elle se montra comme toujours d’une grande efficacité, n’adressa aucun reproche à son cadet car elle devinait son désespoir.
Sir David partit donc habiter le château médiéval de la famille, accompagné de Lacase. Il refusa d’emporter ses demi-jambes articulées qui lui paraissaient maléfiques depuis l’arrestation de Victoria.
La bibliothèque de Green Castle comptait parmi les plus importantes du royaume. Elle rassemblait des trésors, dont un incunable relatant le procès de Joan of Arc datant de 1448. Bentham junior y recouvra le plaisir de la lecture et se prit à vivre le plus clair de ses journées dans les austères boiseries de ce lieu de savoir.
Il s’y enfermait dès le matin, après une rapide toilette. A l’heure du lunch, Tom lui apportait un plateau. L’après-midi, les deux hommes accomplissaient de longues promenades dans les forêts alentour, infestées de renards que l’on ne chassait plus depuis des lustres. Le soir, ils prenaient de concert un substantiel repas.
Leurs rapports changeaient, ce n’étaient plus des relations de maître à domestique, mais une espèce de complicité naissait entre eux. Tout en sachant garder ses distances, le valet se montrait amical et devenait indispensable. Le temps était révolu où David administrait des coups de fouet tarifés à son valet.
Quelquefois, ils suivaient un match de cricket ou de rugby à la télévision en buvant du scotch sec. Curieusement, les instincts meurtriers du nain s’étaient taris. Cette terrible pulsion qui s’emparait de son être, ne se manifestait plus, comme si, en tuant le père de sa maîtresse, il s’en était débarrassé à jamais. Probablement, l’arrestation de Victoria en ses lieux et place avait-elle traumatisé cet être qui, jusqu’alors s’était cru intouchable.
Sa sexualité se tenait elle aussi en sommeil. Lorsqu’il lui venait des érections matinales, sa douche les dissipait. Au fur et à mesure qu’il s’installait dans sa nouvelle vie il y prenait goût. Un couple de serviteurs chenus s’occupait de l’entretien, non pas du château tout entier, mais de la partie utilisée qui se limitait à une demi-douzaine de pièces. Ces vieux ancillaires, intimidés par le nanisme de leur maître et la couleur de son laquais se signaient invariablement après avoir recueilli leurs ordres. Il leur semblait que des présences démoniaques perturbaient la torpeur grise de la vaste demeure.
Il arriva que sir David se rendît au cimetière, sur la tombe de l’infortunée Mary. Il y alla seul, s’assit sur la dalle froide et pleura, la tête entre ses mains. Il implora le pardon de la morte pour les affreux tourments qu’il lui avait causés.
Il ne s’agissait pas exactement d’une rédemption ; seulement d’une prise de conscience. Pourtant, quelque chose en lui regrettait la griserie des forfaits qu’il avait perpétrés, comme on regrette une période heureuse mais irrémédiablement évanouie.
Un matin, au réveil, la pensée lui vint d’écrire un livre. Le sujet s’imposa de lui-même : « Le Nanisme ». Il ne se rappelait pas avoir jamais lu de récit autobiographique sur la question. Il fit part de ce projet à Tom qui l’encouragea vivement, trouvant l’idée excellente.
Comme toujours dans ces cas-là, il chercha un titre à cette œuvre en devenir. Il penchait pour le mot « Nain » tout court, mais Lacase le jugea trop laconique. Il fit des contre propositions telles que : « Moi, un nain », « La Vie à ras de terre », ou alors « Du bas de ma Hauteur » qui plut énormément au futur écrivain.